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lundi 26 août 2013

Le seul événement spirituel du XXIe siècle

Le titre de l’édition française ne dit pas grand-chose. Père Rafaïl et autres saints de tous les jours. Un petit côté douceâtre-cul-bénit qui pourrait refroidir les éventuels lecteurs de moins de 70 ans. Le titre original est bien plus claquant, et même taoïste dans son paradoxe: Несвятые святые, “Saints non-saints et autres histoires”. L’auteur en est un moine qui eût été cinéaste si la Providence ne s’en était mêlée. Il est, murmure-t-on, le confesseur de Poutine. Son livre est la meilleure vente en Russie depuis 2012. Vous imaginez un recueil de vies de saints — fussent-ils non-saints — trôner en tête de gondole à la FNAC?

Non. C’est tout simplement impensable. C’est pourquoi l’on n’y pense pas. Même quand on en rêverait.

C’est à ces lecteurs-là que je m’adresse. A ceux qui ont relégué la foi chrétienne au rang des sectes et des superstitions, je recommande la Philosophie du vin de Béla Hamvas, qui est un “livre de prières pour les athées” d’une phénoménale insolence. S’ils arrivent à endurer les sarcasmes du Hongrois à l’égard de leur “mauvaise religion”, la “pire” qui soit — l’athéisme —, alors bon. Nous ne sommes vraiment pas de la même planète. Avons-nous même des organes sensoriels semblables?

Couverture Père Rafaïl

Pour ceux qui se réveillent chaque matin, comme moi, sur une planète bleue baignée dans la lumière divine — et quel que soit le nom qu’ils donneront à cette lumière — le livre de Tikhon est un compagnon providentiel, inespéré. Il parle directement aux cœurs. Il se passe de toute doctrine. Tout n’est qu’exemple, que réalité et que vie vécue. Seule la transcendance — selon Hamvas encore — nous permet d’appréhender le réel dans toute la saveur de sa présence matérielle et c’est pourquoi ce recueil de témoignages et de portraits empreint d’une foi profonde est sublimement succulent. Même les heures de corvées monotones et de prières répétitives y ont un goût unique et… divin. Sans parler des personnages. Des destinées prodigieuses, tragiques, que cachent ces barbes blanches et ces bures. Des persécutions sans nom que ces martyrs ont endurées avec une humeur égale et plutôt bonne. Des négociations permanentes, et parfois drolatiques, que ces prieurs ont dû mener, des décennies durant, avec les émissaires rouges du Diable en personne. Du refus absolu de juger qui que ce soit. De l’amoralité de la grâce. Des pannes de voiture providentielles. Des policiers miraculés. Des mille et un secrets de survie dans un Etat déchaîné contre sa propre population et sa foi…

Le livre de Tikhon nous rapproche de la sainteté et de l’enchantement du monde comme par un coup de zoom ultrapuissant. C’est instantané. Jubilatoire. Sans réplique. Et nous nous rappelons soudain qu’il est possible, et même bon, d’être bon. D’être simple. D’être humble et patient. Qu’aucune puissance de ce monde ne peut briser l’agneau. Il ne parle pas comme un bréviaire, ni comme un calendrier de saints. Il parle comme un jeune Russe, soviétique et cinéphile qu’il a été et qu’il est encore, malgré les années. Il ne parle pas à des vieilles chaussettes, il nous parle à nous, croyants ou non, russes ou non, saints ou non saints. La seule différence d’avec un profane, c’est que Tikhon a vu d’où venait la lumière, et qu’il ne s’en est jamais rassasié. Et qu’il sait nous faire comprendre qu’être nostalgique de la sainteté, c’est déjà être saint. Et qu’il communique sa joie comme aucun auteur n’a su le faire depuis longtemps.

Les éditeurs et les traducteurs de ce livre unique se verront déchargés de bien des hypothèques à l’heure dernière. Je m’afflige de n’être ni des uns ni des autres. Aussi j’ai bon espoir que M. de Pahlen, le patron des Syrtes qui nous offre ce joyau, ne m’en voudra pas de retraduire ici un passage:

A propos d’une sainte confrérie (histoire qui pourrait figurer dans un futur Prologue)

Il existait, à la veille de la Révolution, quelque part au fin fond de la Russie, un monastère dont on disait que les moines n’étaient qu’un ramassis de flemmards et d’ivrognes. Pendant la geurre civile, les bolchéviques firent irruption dans la bourgade voisine. Ils rassemblèrent la population sur la place du marché, et alignèrent également les moines sur un rang.

Le commissaire s’adressa alors à la population, en montrant les soutanes noires:

— Citoyens! Habitants de cette ville! Vous connaissez tous mieux que moi ces ivrognes, ces gloutons et ces feignants! Leur règne touche à sa fin. Mais pour que vous puissiez bien comprendre comment ces tire-au-flanc ont berné des siècles durant le peuple des travailleurs, nous allons déposer ici, sur ce sol devant eux, leurs croix et leurs évangiles. Et à présent, sous vos yeux, chacun d’eux va piétiner ces instruments de tromperie et d’asservissement populaire. Puis nous les laisserons s’égailler où bon leur semble.

Il y eut quelques rires dans la foule.

Mais alors, voici que sous les cris et les quolibets, s’avance l’higoumène (père supérieur), un homme costaud au visage large et creusé et au nez rouge, qui parla ainsi à ses moines:

— Eh bien voilà, mes frères, nous avons vécu comme des cochons, mourons au moins comme des chrétiens.

Dès lors, aucun des moines ne broncha. Ils furent tous décapités au sabre le jour même.

Heureux les peuples qui lisent davantage Tikhon que Dan Brown! Pesez sur les statistiques françaises: commandez-là à votre libraire en toute urgence, non seulement pour votre salut, mais encore pour votre joie (c’est un peu la même chose).

PS A lire, en guise d’avant-goût, l’entretien que l’archimandrite Tikhon a accordé à Antoine Colonna et Jacques de Guillebon.

vendredi 22 juin 2012

"Requiem" d'Anna Akhmatova. Pour qu'on n'oublie pas par où est passée la Russie...

L'épigraphe et une petite comptine suffisent:
«Dans les années terribles de la répression de Iéjov, j’ai passé dix-sept mois dans les files d’attente devant les prisons de Léningrad. Une fois, quelqu’un a fait mine de me reconnaître. Alors, la femme qui se tenait derrière moi, et qui n’avait évidemment jamais entendu mon nom, s’est arrachée à la torpeur qui nous caractérisait tous et m’a demandé à l’oreille (là-bas, on ne faisait que chuchoter):
— Vous pouvez décrire ceci?
J’ai dit:
— Je le peux.
Alors, quelque chose ressemblant à un sourire a glissé sur ce qui avait jadis été son visage.
Le 1er avril 1957, Léningrad.

(...)

Le don paisible s’écoule paisiblement
Une lune jaune entre dans le logement
Elle entre le bonnet de guingois
— Et c’est une ombre qu’elle aperçoit.

Cette femme a mal,
Cette femme est seule
Mari dans ta tombe, fils dans ta prison
Ayez une prière pour moi.

(1938)»

lundi 14 mai 2012

De l'Afghanistan, de la guerre juste, et du monde tel qu'il est

Autour du livre de Philippe Conte, Afghanistan, guerre lointaine? (éd. L'Harmattan), un entretien original et éclairant dans L'Homme Nouveau sur l'aveuglement des Occidentaux, l'échec de la stratégie de colonisation «démocratique» du monde et la vision chrétienne (i.e. catholique) de la «guerre juste».

«...lors du départ prévu en 2014, rien ne sera réglé dans le pays et aucun des objectifs des Occidentaux ne sera atteint. Il semble que se soit créé un véritable écran entre le monde tel qu'il est, d'une part, et l'action des Occidentaux, d'autre part. Cet écran ôte toute efficience aux opérations sur le terrain.»  




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De l'Afghanistan, de la guerre juste, et du monde tel qu'il est

Autour du livre de Philippe Conte, Afghanistan, guerre lointaine? (éd. L'Harmattan), un entretien original et éclairant dans L'Homme Nouveau sur l'aveuglement des Occidentaux, l'échec de la stratégie de colonisation «démocratique» du monde et la vision chrétienne (i.e. catholique) de la «guerre juste».

«...lors du départ prévu en 2014, rien ne sera réglé dans le pays et aucun des objectifs des Occidentaux ne sera atteint. Il semble que se soit créé un véritable écran entre le monde tel qu'il est, d'une part, et l'action des Occidentaux, d'autre part. Cet écran ôte toute efficience aux opérations sur le terrain.»  




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lundi 8 février 2010

De l'amour absolu

Dimanche soir, j’avais promis à ma fille de l’emmener au ciné, si elle était sage.
Elle l’a été, évidemment. Nous sommes donc allés voir « Bright Star », le film de Jane Campion sur l’histoire d’amour intense et tragique entre le grand poète John Keats et une jeune couturière, Fanny Brawne.

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Fanny était une fille simple, mais une vieille âme, riche et vaste. Elle se passionna pour ce jeune homme et sa poésie. Lui était trop pauvre pour pouvoir prétendre à elle, vivait au crochet d’un ami vulgaire mais riche et doutait constamment de sa propre valeur. Évidemment, il finit tuberculeux.
Leur liaison fut magnifique, absolue et douloureuse. L'austère mère de Fanny finit par consentir à leurs fiançailles impossibles.
Pour essayer de sauver le poète, ses amis se cotisèrent pour lui payer un voyage dans le sud, en Italie. Il s’embarqua trop tard et mourut là-bas.
Ce film m’a ému. Malgré son petit côté eau de rose romantique, l’histoire a été filmée avec beaucoup de justesse et d’intimisme.
Étrangement, la nuit d'avant, où j’ai eu un sommeil haché et très bizarre, j’ai rêvé d’embarquements et de traversées en bateau. Lors du dernier voyage, j’arrivais en retard au port…
Le film, en V.O. sous-titrée, est entrecoupé de vers magnifiques. Irinaki était la seule ado dans la salle, occupée par des adultes. Elle a suivi le film captivée, le souffle coupé. Nous avons écouté le générique de fin, doublé d’un poème, jusqu’à la dernière seconde. Le film lui a énormément plu.
Puis nous sommes rentrés à la maison. Sur le chemin, j’ai mis ma main sur son épaule et je lui ai dit : « Tu aimeras peut-être un jour ainsi. Je ne sais pas s’il faut te le souhaiter. Un grand amour rend malade, il fait souffrir et il t’use le cœur. Mais quoi qu’il arrive à la fin, si un tel amour devait t’arriver, tu sauras que tu auras vécu et que ta vie aura été pleine. »
Elle m’a écouté en silence. Puis, à la maison, comme sa mère lui demandait de raconter l’histoire, elle a commencé et elle a fondu en larmes. De bonnes larmes, chaudes et abondantes comme une pluie d’été. Je l’ai prise dans mes bras et je lui ai dit : « C’est rien ma fille. C’est la vie. La vie, la vraie, est comme ça. » Alors elle s’est calmée, bien entendu, et elle m’a aidé à préparer un plat de pâtes.
Une grande âme en devenir...

A lire: les Poèmes et Poésies de John Keats

lundi 30 novembre 2009

"Non aux minarets", affirmation d'une identité suisse – Un livre pour en débattre

Le "oui" à l'interdiction des minarets touche profondément la Suisse. Au-delà des enjeux politiques et économiques, ce scrutin touche aussi l'identité de la Suisse, sa façon de se concevoir et de se construire. Les valeurs suisses qui ont fait la Suisse des bons offices, celles qui ont permis de construire nombre de conventions et d’accords de paix sur son terrain de tolérance sont aujourd’hui remises en question.

Durant trois ans d‘entretiens, Paul Grossrieder, ancien directeur général du CICR et Brigitte Perrin, journaliste, ont débattu sur ce thème et tenté de faire l’inventaire des valeurs qui survivent à la crise d’identité que traverse ce pays depuis une décennie. Ils ont disséqué l’évolution de l’image de la Suisse à l’étranger, les racines religieuses et les ambitions philosophiques de ses citoyens, les espoirs et les craintes économiques, politiques et environnementaux de sa jeunesse. Y a-t-il quelque chose à sauver? La Suisse s’est-elle définitivement repliée sur elle-même? Les jeunes générations croient-elles encore en ces valeurs qui ont fait le succès et la réputation de la Suisse? Autant de questions qui ouvrent le débat, un débat enrichi de documents, de références, mais aussi d’expériences vécues. Des pistes de réflexion pour qui veut se mettre au chevet de ce pays malmené durant cet annus horibilis 2009.

Sous le slogan „La Suisse qui y a cru répond (enfin!) à la Suisse qui doute“, „En retard au paradis, Dialogue autour du génie helvétique“ sera disponible en librairie dès le 4 décembre 2009.



www.enretardauparadis.com

lundi 8 septembre 2008

Le questionnaire de Proust des enfants de Serbie

Cette collection de «perles» circule sur l’internet au sein de la communauté serbe. Je l’ai traduite — à l’exception des calembours inexportables — pour votre amusement et votre édification. Ces aphorismes de la plus haute poésie en disent long sur la vision du monde qu’on acquiert lorsqu’on est né dans l’après-Yougoslavie…


Qu’est-ce que tu préfères manger?

— Ce que je préfère, c’est le chou de salade.
— Rien d’autre que l’œuf poché au plat.
— Ce que je préfère, c’est ne pas manger du tout. Mais quand on m’oblige, je dis que je n’ai pas faim, que j’ai mal au cœur ou à l’oreille et que j’ai les amygdales au fond du ventre.
— J’aime bien le foie et les autres abattages.

Qui es-tu?

— C’est que me demandent papa et maman quand ils me battent, et moi je réponds que je suis leur enfant.
— Une très gentille jeune fille qui écrit très joliment sur un mur bien propre.
— Je suis pépé, parce que je m’appelle comme lui.

Que rêves-tu?

— Je rêve divers rêves en couleurs.
— Une fois, j’ai rêvé que j’étais grande et grosse. Après, je me suis réveillée et j’ai reçu une fessée. Maman a dit: ici, ce n’est pas la literie de pépé, où tu peux faire pipi comme ça te chante.
— Je rêve que je suis Cendrillon et que mon prince est plus charmant que le sien.
— C’est pas bien de rêver. C’est ce que font ceux qui vont dans beaucoup d’écoles pour porter une cravate, et puis après ils viennent chez papa lui réclamer de l’argent.

Qu’est-ce que le caractère?

— C’est un sport. Mon frère est caractère «K».
— C’est ce que j’ai vu au zoo. Ça a des cornes, mais pas de queue.

Qu’est-ce que la liberté?

— La liberté, c’est quand je demande à maman si je peux prendre un chocolat et qu’elle me dit: sers-toi librement.

Qu’est-ce que l’enfance?

— C’est ma vie quand j’étais petit.
— C’est ce qu’on reçoit à la naissance, puis après ça passe.
— L’enfance, c’est quand tu regardes des images de couleur jaune.

Qu’est-ce que la puberté?

— C’est une maladie incurable, ça. Tu as des moustaches qui poussent en une nuit.
— La puberté, c’est une vie toute faite de bêtises.
— C’est quand tu cesses d’être une petite fille et que tu peux te maquiller comme tu veux.
— Quand je suis avec pépé, nous parlons tout le temps des jeunes filles qui viennent de cette puberté-là.

Qu’est-ce que la responsabilité?

— C’est quelque chose que tout le monde cherche, mais personne ne sait ce que c’est. Moi non plus.
— J’ai entendu dire que c’était quelque chose de très lourd que tout le monde ne pouvait pas porter.
— La responsabilité, c’est quand je demande une glace et que papa répond: non.
— La responsabilité, c’est quand tu responsabilises ton copain pour qu’il ne fasse plus ses devoirs et que tu le responsabilises à jouer avec toi.

Comment fait-on les bébés?

— Les bébés, c’est fabriqué avec des sages-femmes à la maternité.
— J’ai honte de le dire par ce que c’est une affaire cochonne.
— On les fait la nuit parce qu’ils ont les yeux fermés quand ils sortent.
— C’est un travail stupide pour lequel on touche des allocs.
— Les bébés, c’est fait avec des cigognes ou des choux. Comme on préfère.
— Les bébés, ça se fait quand tu es gentil et qu’on te fabrique un frère, et après c’est lui le chef et toi, t’as été gentil pour beurre.

Qu’est-ce qu’un hobby?

— Oui, je mangeais ces bâtonnets quand j’étais petit.
— Mon hobby à moi, c’est de détraquer la télé.
— Le hobby de mon pépé, c’est de mentir à mémé et d’attraper des poules.
— Un hobby, c’est quelque chose de gratuit qui te coûte très cher.

Qu’est-ce que le soleil?

— Celui qui regarde le ciel sans fermer les yeux, c’est sa maîtresse qui en est malade.
— Le plus beau soleil est à la mer. C’est là-bas qu’il habite, et dès que nous arrivons il demande combien nous avons d’argent.
— Je suis le soleil de grand-maman. C’est sûrement vrai, parce que maman aussi m’appelle comme ça.

Qu’est-ce que l’horoscope?

— C’est là où je suis allé voir Harry Potter. (NdT: bioskop = cinéma, en serbe).
— C’est une science pour laquelle on n’a pas besoin d’aller à l’école.
— L’horoscope, c’est quand tous les enfants sont habillés la même chose et qu’ils chantent la même chanson à plusieurs voix.

Qu’est-ce que la religion?

— Celui qui a la religion est toujours propre, il ne ment pas et se coupe régulièrement les ongles.
— Je ne sais pas à quoi ça sert, mais on le reçoit dès la naissance.

Qui est le patriarche?

— C’est le président des popes, mâles et femelles.
— C’est la même chose que Saint Sava, sauf qu’il est vivant, lui.
— Celui qui chante à Noël et à Pâques, mais qui n’a pas enregistré de CD.
— Le patriarche, c’est celui qui fait des signes de croix quand nous le saluons.

Qu’est-ce que la politique?

— C’est un joli mot pour des affaires sales.
— C’est des gens qui parlent bizarrement pour faire croire aux autres qu’ils sont malins.
— C’est quand des messieurs en complet mentent devant plein de gens et qu’on les applaudit.

Qu’est-ce que l’Euro?

— L’euro, c’est quand «Ma biche» fait premier à la télé (NdT: référence à «Eurosong» et à la chanson serbe qui y a concouru).
— C’est la même chose que l’Eurocrem (=Nutella, NdT), mais dans un plus petit pot.
— C’est l’argent le plus cher qu’on achète quand on a touché son salaire.

Qu’est-ce que la Yougoslavie?

— La Yougoslavie, c’est ici où nous vivons, sauf qu’elle n’existe plus.
— C’est le pays d’où sont venus les Serbes de la diaspora.
— Quand tu as eu quelque chose, mais que tu ne l’as plus, c’est la Yougoslavie.
— C’est la sœur à un certain Jugoslav, mais je ne la connais pas.

Qu’est-ce qu’une capitale?

— C’est comme on appelle Belgrade à la télé.

Qui est Slobodan Milosevic?

— C’est un mec qui était le boss, un temps.
— C’est le monsieur qu’on juge à la télé, quand il n’est pas malade.
— Il était très bien, mais on ne l’aime pas à cause de sa femme.
— Un qu’on a emmené parce qu’il battait la police.

Qu’est-ce que l’intérêt national?

— C’est quelque chose qu’on trahit tout le temps.
— C’est un truc qu’ont nos voisins, et que nous avions aussi mais que nous leur avons donné.
— C’est d’être serbe, où que tu ailles.

Qu’est-ce que le communisme?

— Ce sont des vieux à qui l’on crie: «Racaille rouge»!
— C’est une île déserte pour ceux qui ne savent pas nager (référence à Goli Otok, bagne où Tito envoyait les staliniens, NdT).
— C’est seulement pour les adultes. Aux enfants, ça fait mal au ventre.
— C’est mon grand-père, quand il était jeune et fou.
— Moi, je n’ai pas le communisme, parce que je bois souvent du lait.

Qu’est-ce qu’un docteur ès sciences?

— C’est un docteur qui guérit de la science.
— Un docteur ès sciences est un être scientifique.
— C’est celui qui ne porte pas une blouse blanche mais un complet, alors il est rigolo.
— Celui qui ne te dit pas d’ouvrir la bouche, il n’y a que lui qui cause.
— C’est un qui se déguise, alors tu ne sais pas qu’il est docteur.

Qu’est-ce que la culture?

— C’est du théâtre: moi, on m’emmène très souvent à la culture.
— C’est ce qu’on reçoit à la maison et qu’on emporte partout avec soi.
— C’est ce qu’on plante à la campagne et qu’on vend, après, au marché en ville.

Qu’est-ce qu’un génocide?

— Ce sont les films qu’on passe après minuit.
— C’est quelque chose qui tient des sciences naturelles.
— Le génocide, c’est ce qu’on hérite de maman et papa.
— Le génocide, c’est quelque chose dont on parle tout le temps, en rapport avec une ville d’argent (Référence à Srebrenica, «Mine d’argent» en serbo-croate, NdT).

Qu’est-ce que le clonage?

— C’est quand un clown s’énerve.
— C’est ce qu’on fait aux moutons, avant de le faire sur nous.

Qu’est-ce que la mafia?

— Quand on vole des cerises, ce n’est pas de la mafia.
— C’est un métier de grand monsieur, très bien payé.

Qu’est-ce que le chauvinisme?

— Le chauvinisme, c’est quand quelqu’un s’appelle émissaire spécial du haut représentant des Nations Unies.

Qu’est-ce que la drogue?

— Mon pépé, il se drogue. Il est diabolique et il s’injecte tous les jours de la drogue avec une seringue.

Qu’est-ce qu’une conférence de presse?

— C’est quand les uns posent des questions, tandis que les autres restent assis à boire de la bière «Jelen».
— C’est où l’on expédie les journalistes.
— Quand quelqu’on veut mentir sur quelque chose, alors il fait ce genre de conférence.

Qu’est-ce que l’aérobic?

— C’est un aérodrome pour le bétail.
— Quand tu cours avec de la musique, mais que tu n’es pas une ballerine.
— Pour recevoir un aérobic, tu dois être très gros.
— Il n’y a que les dames moches qui croient à ça.

Où est l’Amérique?

— C’est là où ils ne savent pas où est la Serbie.
— C’est là où vivaient des cow-boys et des Indiens, mais ils se sont entre-tués, alors il n’y a plus que des acteurs qui y vivent.

A quoi sert un ordinateur?

— Ça sert à ce que maman et papa ne dorment plus ensemble.


lundi 26 juin 2006

Dans l'avion (juin 2006)

Premier voyage vraiment inconfortable avec la JAT. Avion plein à ras-bord, rangs serrés (façon EasyJet), transpiration.

Frappé par les visages des Serbes. Moyenne d'âge 55 ans, et une immense majorité de « gueules » déplaisantes. Comment qualifier ce déplaisir? Par exemple, en observant la dégradation par rapport à la génération de mes parents au même âge.
Lassitude, harassement, grisaille? Oui, mais les romanciers de la grande époque avaient des mots plus fins. Voici: des visages marqués par le cynisme et les occupations basses. Aucun n'est éclairé par un début de spiritualité, un soupçon d'oubli de soi...

On les comprend, il faut dire: labeur sans relâche, privés d'Etat, privés de sécurité, de fierté, du moindre élan collectif. Que reste-t-il? Ces tronches turcisées, orientalisées, trivialisées, lasses.

*

Lu La Séparation des Races et la moitié de La Grande peur dans la montagne. Les longs voyages ont du bon! Irrité au début par les descriptions stéréotypées, obsessionnelles de Ramuz, puis compris: elles restituent le temps traditionnel, le temps cyclique et lent, tel que devaient le percevoir ses personnages. Dans ses portraits, dans la peinture des gestes et des coutumes, il met une ferveur maniaque: il SAIT que ce monde est sur le point de disparaître, qu'il fond déjà irrémédiablement, qu'une génération plus tard ce ne sera plus qu'une contrefaçon de lui-même, et que les hommes liés à la terre (et donc à la réalité immuable) sont à jamais liés à une ère déjà close. Peu de romanciers ont su ainsi saisir les crépuscules de civilisation. Bernanos dans Monsieur Ouine. Et encore...

dimanche 9 avril 2006

Eric Werner (un portrait-préface)



Préface à La Maison de Servitude



Alors qu’il avait ancré sa vie personnelle et professionnelle en Suisse romande, c’est en France qu’Eric Werner, au cours de la dernière décennie, a vu son oeuvre reconnue. Non certes dans la grande presse ni dans la rumeur publique, mais dans des revues, et des cercles de lecteurs, dont la soif de comprendre n’était pas trop grevée par les restrictions mentales ou idéologiques.
Un public qu’on croirait restreint, et pourtant... Les fervents d’Eric Werner se rencontrent plus souvent que la statistique des ventes ne le laisserait espérer. Ses livres circulent de main en main, au travers ou non de l’internet, ses articles sont photocopiés et commentés. Son style retenu et ultra-concis ne décourage pas: au contraire, on lui sait gré de dissiper les vapeurs de la rhétorique ambiante — celle du pouvoir comme celles des frondes à effets de manches — pour éclairer les phénomènes d’une lumière blanche qui nous dit: voici les choses telles qu’elles sont. A vous de voir, maintenant, ce que vous allez en faire...

Dans L’Avant-guerre civile et sa suite (ou son miroir), L’Après-démocratie, Eric Werner a su trouver le ton et l’angle de vue par lesquels l’écrivain s’élève au-dessus de la mêlée des intérêts et des croyances, tout en demeurant lisible dans son style et familier dans ses préoccupations. Ecrivain, dis-je, car l’effort d’objectivité hérité de sa formation universitaire se trouve tempéré, chez lui, par les apports spécifiques du lecteur et du citoyen Eric Werner.
Du lecteur, le recours croissant à des références littéraires. Nietzsche, Proust, Dostoïevski, René Girard, Auerbach sont appelés, chez lui, à éclairer des domaines relevant de la philosophie politique ou de la philosophie de l’histoire. A rebours des marxistes, qui expliquaient la littérature par la société, Eric Werner lit la société au travers de la littérature. Car la grande littérature, à ses yeux, est le point d’achèvement de l’art et de la connaissance de notre civilisation. La pensée scientifique, ainsi que Russell l’a montré, charrie une marge d’aberration imputable aux partis pris personnels du savant. Or la présence de cette aberration est en soi moins grave que le fait qu’elle est opiniâtrement niée, tant par orgueil que par principe : l’admission de l’impondérable humain dans une pensée visant un idéal de mécanicité absolue flanquerait évidemment tout le système par terre! Si bien que les théories sur la nature et sur l’homme s’enchaînent avec une morgue imperturbable, chaque nouvelle arrivée ridiculisant les autres avant d’être à son tour reléguée par la suivante...
Or la littérature comme voie de connaissance intègre l’«impondérable humain», elle en fait même l’instrument de sa vision. En décrivant les caractéristiques de l’aberration, elle nous offre le moyen, en quelque sorte, d’y apporter les correctifs nécessaires. Reposant sur le particulier, le mystère, elle ne tend jamais à échafauder des théories. Elle laisse au lecteur le souci de tirer des conclusions et des généralisations. Elle le laisse libre d’entendre ou non, voire d’ajuster à son oreille, le message issu de l’immense labeur de l’écrivain.
Cette référence à la littérature témoigne non seulement d’une méthode, mais encore d’une éthique de la liberté. C’est ici qu’intervient le citoyen Eric Werner. Issu d’une culture protestante axée sur la responsabilité individuelle, cet élève de Raymond Aron est demeuré un libéral intransigeant, mais non naïf. Un ordre social ne mérite son respect que s’il forme des personnalités autonomes, dotées de libertés de pensée et d’initiative et des moyens de les exercer. Réaliste avant tout — au sens de l’ancrage dans le réel —, il a nuancé, ou plutôt étendu, son anticommunisme des années 70-80 à toutes les manifestations concrètes de totalitarisme dans le monde moderne ou post-moderne, quelle qu’en soit l’étiquette politique. D’où un rapprochement en apparence paradoxal, face à l’emprise du capitalisme mondialisé, avec les positions des alter- et même antimondialistes de «gauche». D’où son désintérêt pour les positions conservatrices, attachées à un stade précis de l’évolution du monde, mais incapables d’en voir la dialectique d’ensemble. A l’heure où toutes les formes traditionnelles s’effondrent, que vaut-il mieux? Maintenir coûte que coûte des rites et des croyances que nous respectons davantage, désormais, par sentiment du devoir que par inclination organique, et auxquelles nos enfants sont indifférents, ou tenter de se composer, sur l’esprit de nos traditions, un viatique personnel pour affronter les deux yeux ouverts le chaos qui vient? La réponse n’est-elle pas dans ce mot lapidaire de saint Paul : « Tout ce qui n’est pas le produit d’une conviction est péché» (Rom. 14, 23) ?
Les préoccupations d’Eric Werner étaient avant tout civiques: comment vivre libre dans un monde de plus en plus calibré et surveillé, comment interpréter l’action à première vue erratique des pouvoirs en place, que reste-t-il du contrat social à l’ère des entités politiques comptant des centaines de millions d’individus et régies par les lois inhumaines de l’économie? «L’ordre se défait donc, mais par là même aussi se fait, se fait dans la mesure même où il s’effiloche, se lézarde, part en poussière» écrivait-il en 1998 dans L’Avant-guerre civile. Cette remarque contient la thèse fondamentale de ses essais. Werner s’est attaché à mettre en lumière une collusion profonde entre le pouvoir moderne et les forces du chaos. Il nous peint des élites à la légitimité démocratique vacillante contractant une alliance de revers avec les ennemis de toute civilisation afin de gouverner par la peur et l’insécurité des populations harassées qui les entretiennent à contrecoeur et n’espèrent plus rien d’elles — sinon, naïvement, un renforcement des mesures de police! Illustration la plus éclatante de cette stratégie, le lien de mieux en mieux documenté entre les centres de pouvoir occidentaux et le «terrorisme international» qu’ils fabriquent à volonté tout en prétendant le combattre. Un jeu d’ombres dont le seul résultat tangible est la réduction accélérée des droits individuels et des libertés des citoyens.

La Maison de servitude donne une suite inattendue, mais cohérente, à la réflexion sociologique d’Eric Werner. Il nous avait montré jusqu’ici le Grand Inquisiteur dans ses oeuvres, sous tous les accoutrements qu’il lui a plu adopter. Dans ce nouvel ouvrage, il organise la réplique. Et quelle réplique! Qui commence par admettre que le pouvoir du Grand Inquisiteur est, justement, sans réplique venant d’ici-bas! Il est démesuré et il ne fera que s’étendre avec l’emprise croissante de la technique et les régressions civilisationnelles qui l’accompagnent. C’est préoccupant, mais ce n’est pas nouveau. Donner du pain et des jeux à une masse infantilisée est une recette vieille comme les empires. Sauf qu’elle est contraire à l’esprit de la démocratie, elle-même un fruit direct de la vision du monde chrétienne. Il y a longtemps qu’Eric Werner s’interroge sur la distance — aujourd’hui béante — entre la démocratie en idée et la réalité du fonctionnement des institutions dites démocratiques. Ces institutions, selon lui, ne sont plus que des ombres de l’idéal dont elles se réclament et qu’elles servaient. Elles n’ont plus d’autre visée que de se perpétuer elles-mêmes, elles, leurs prébendes et leurs apanages, et non de servir la communauté.
Il en va de même de toutes les institutions que nous laisse la civilisation chrétienne, elle-même produit d’un mariage plutôt contradictoire entre une parole de libération individuelle et les exigences, toutes terrestres, de sa conservation et de sa propagation. Depuis les premiers siècles du christianisme, la parole a dû composer avec le pouvoir. Aujourd’hui que le pouvoir, conformément à la prémonition terrible de Dostoïevski, est devenu sa propre fin, retournant les articles de la foi contre ceux-là mêmes qui y croient encore, la Parole aussi recouvre son autonomie. Il n’y a rien à sauver, nous dit Eric Werner, l’alliance est rompue: chacun repart donc de son côté. Nous voici revenus, nu-pieds, sur les chemins de Galilée, en route vers l’inconnu!

Voici donc un livre qui marquera les esprits. Un livre libéré, entier, qu’il faudra prendre ou laisser. S’adressant à tous les «esprits de bonne volonté» qui s’accordent à admettre, par-delà leurs différences de confession (ou de non-confession), que «l’homme ne vit pas de pain seulement».
Osera-t-on le suivre? Osera-t-on s’affranchir d’un héritage millénaire, qui fut pour des générations une armure en même temps qu’un fardeau? Cet essai subversif, d’au-delà de la morale commune et très irrespectueux à l’endroit de la métaphysique, constitue un grand exercice de sincérité et de lucidité pour un esprit s’avouant lui-même formé au scepticisme moderne. Quel que soit l’accueil qu’on lui fera, je crois profondément qu’il changera quelque chose dans la vie de tous ceux qui le liront.




mardi 15 novembre 2005

Vladimir Volkoff, de la stratégie à la démonologie

Emporté subitement dans la nuit du 13 au 14 septembre 2005, Vladimir Volkoff était l’un des grands témoins littéraires du XXe siècle. L’écrivain Volkoff s’était essayé dans nombre de genres : des romans pour la jeunesse à la science-fiction, du traité de versification aux essais métaphysiques, de la biographie au pamphlet et du théâtre au scénario de BD. Cependant, c’est pour son rôle de vulgarisateur de la guerre secrète qu’il semble devoir passer à la postérité.
Gloire équivoque : cette spécialité en forme d’oxymoron restreint la portée de son œuvre tout en la fixant dans les esprits. Certes, on « réhabilite » périodiquement les Ian Fleming, les John Buchan et les Pierre Nord, mais de là à les faire entrer de plain pied dans l’histoire littéraire… Qu’en sera-t-il de Vladimir Volkoff ?
Sa prose « de combat » est continuellement sous-tendue par un projet de démonstration, du reste plus spirituelle que philosophique. Il est bien des écrivains à thèse — surtout de gauche — finalement admis dans la famille des écrivains tout court, mais les thèses de Volkoff vont à rebours du « sens de l’histoire », et elles y vont bille en tête. On pourrait bien plus précisément induire les convictions de l’auteur à partir des romans de Volkoff que de ceux, par exemple, de son maître Graham Greene.
L’œuvre est marquée dans son ensemble par la clarté thématique et psychologique du roman pour la jeunesse dans lequel il avait fait ses premières armes. Volkoff n’est pas un romancier des sourdes macérations. Les mille diaprures du mûrissement intérieur, chez ses personnages, se ramènent en quelque sorte aux sept couleurs de base. L’intervention de l’irrationnel elle-même est amenée d’une manière on ne peut plus rationnelle. C’est, au grand dam des maniéristes, ce qui rend la lecture de Volkoff si exaltante. Rien de plus jubilatoire, dans ses romans, que de voir des situations entortillées se résoudre sur des chutes nettes et sonnantes comme une épigramme.
A ces recettes de simplicité qui le disqualifient d’emblée auprès des « fins lettrés », Volkoff avait ajouté une œuvre de penseur politique qui, d’une certaine façon, fait doublon avec l’œuvre romanesque. Ses célèbres romans sur la guerre froide, Volkoff les a accompagnés d’une théorie et d’une typologie de la désinformation qu’il avait mises à jour en fonction des événements ultérieurs, notamment de la crise yougoslave où il avait vu un « cas d’école » illustrant ses thèses, en conséquence de quoi il avait très courageusement pris le parti du bouc émissaire, les Serbes. Cependant, tant par leur parti pris systématisant et docte, que par les schémas assez rigides que l’auteur avait voulu plaquer sur le phénomène étudié, ces écrits restent inférieurs aux œuvres qui les illustrent.

Comme cela arrive souvent lorsqu’on a affaire à un véritable écrivain, le romancier Volkoff fut plus sagace et plus subtil que le théoricien. Par-delà les thèmes et les époques, des Hommes du Tsar au Bouclage, c’est du salut de l’être humain que traitent ses récits. Non d’un salut collectif, mais du salut de chaque personnage comme être unique créé à la ressemblance de Dieu, et qui doit retrouver cette ressemblance sous le masque grimaçant dont la société et le pouvoir l’ont recouvert.
Romancier sotériologique, Volkoff fait intervenir la grâce jusque dans l’univers singulièrement glacial et déterministe de la guerre secrète. Une grâce qui, conformément à l’enseignement orthodoxe, n’est pas le produit des œuvres, mais qui — rançon d’une éducation et d’une culture occidentales — finit tout de même par y conduire. Toute variation spirituelle se traduit, dans ses romans, par quelque inflexion du fil des événements. La trame du récit se présente, de ce fait, comme le baromètre de l’inspiration de ses personnages. Pour rejoindre sa vocation divine, il faut sortir du déterminisme, or tout déraillement hors de cette ornière est le début d’une aventure que seul le romancier, non le théoricien, peut restituer. Quoi de plus palpitant à lire que le récit d’un miracle ?
Ainsi, du temps des troubles à la guerre civile larvée des mégapoles occidentales, les choix de l’individu restent fondamentalement les mêmes. A ceci près que le XXe siècle a opéré une formidable confusion de valeurs, déguisant le Mal sous toutes les apparences de l’acceptable, du nécessaire et du bon. Ce mensonge constitue le noyau même de la grande idéologie du siècle, le communisme. D’où l’irruption cruciale de la désinformation, traitée comme un banal, quoique redoutable, outil de pouvoir par le Volkoff théoricien, et comme une véritable démonologie par le Volkoff romancier.

C’est bien après la fin de la Guerre froide que Volkoff a écrit la pièce maîtresse de sa réflexion sur le pouvoir du mensonge. Dans cette cathédrale romanesque qu’est Le Bouclage, Volkoff donne à la fois libre cours à toute sa virtuosité de conteur et de portraitiste doté d’une remarquable faculté de captation des ambiances urbaines, et répond à des questions auxquelles ses essais théoriques ne pourraient répondre. (Il est remarquable que ce roman de premier ordre, ne serait-ce que par le thème et l’envergure, n’ait pas été mentionné dans la nécrologie que Le Monde lui a consacrée…)
Rappelons l’intrigue en quelques mots : suite à un traumatisme personnel, le gouverneur d’une Agglomération ouest européenne qui ressemble fort à Barcelone, décide, malgré son confort de bonne famille et sa sensibilité gauchiste, de prendre le taureau par les cornes et d’éradiquer par n’importe quels moyens la pègre qui empoisonne sa vieille ville. Avec un réseau choisi d’alliés, il optera pour le bouclage militaire de la zone gangrenée, avec filtrage et liquidation des têtes du crime.
Malgré son but éminemment noble, et salutaire d’un point de vue anthropologique, ce « putsch » va heurter de front tous les tabous (c.à.d. les mensonges et auto-illusions) d’une société démocratique et conduira bien entendu à la perte tous ses protagonistes. La moralité est transparente : les méchants sont mieux protégés que les bons en démocratie, et toute rébellion en faveur de l’ordre naturel et contre l’illusion idéologique sera étouffée par des pions qui, par ailleurs, ne pensent peut-être même pas autrement que vous… Cette étude prodigieusement pénétrante du système d’inhibition morale des individus par le système médiatique est comme un condensé des réflexions anthologiques rassemblées par Volkoff dans sa Désinformation arme de guerre. Mais elle repose sur un postulat métaphysique que ni les auteurs de l’anthologie, ni leur collecteur, n’ont osé formuler : le mensonge gratuit, le mal pour le mal.
Dans la perspective de l’anthologie comme des écrits ultérieurs de Volkoff, la désinformation, quelque pernicieuse qu’elle soit, est toujours un outil au service d’une volonté précise : c’est une arme de guerre. On peut débattre, cela posé, des finalités et justifications de la guerre elle-même, mais l’outil, en quelque sorte, reste hors de cause.
Allez ensuite repérer, dans le Bouclage, les protagonistes, les commanditaires et les buts de cette guerre dont la subversion serait l’outil. Impossible ! La guerre d’influence à fronts délimités de Sun Tzu, de Tchakhotine ou de Forsyth est ici devenue une guerre sans fronts, une guerre à fronts sublimés, plutôt, passant à l’intérieur même des individus. Celui qui dénonce le mensonge social de l’Agglomération n’attaque plus une tentative ponctuelle de subversion : il s’attaque au ciment même d’un ordre établi… Ordre paradoxal et suicidaire, mais ordre quand même.
S’il avait voulu théoriser les intuitions du Bouclage, Volkoff aurait dû remonter à un échelon supérieur des trônes et des dominations, passer de stratégie en théologie. Il ne l’a pas fait, et c’est heureux. Comme Proust, comme Dostoïevski, Volkoff en est arrivé, en un point de son œuvre, à transmettre par le roman une connaissance que la raison mettra des décennies à formuler, si jamais elle y parvient.

On pourra objecter à Vladimir Volkoff une œuvre de qualité inégale, des romans parfois hâtifs et des essais parfois pontifiants. Mais le public continuera de le lire, pour la virtuosité de sa plume, l’allégresse de son espérance orthodoxe, l’amplitude de ses visions historiques exprimées dans quelques chefs-d'œuvre comme Les Humeurs de la Mer. Alliées au panache du personnage, ces qualités façonneront, à n’en pas douter, l’une des belles figures littéraires du morne après-guerre français.


(Article paru dans Eléments)

mardi 4 octobre 2005

A propos du jugement de VD en littérature


A propos du jugement de VD en littérature.

Je lis ces jours-ci un livre que j’ai sottement manqué à l’époque de sa parution : la Trilogie cosmique de C. S. Lewis. Un de ces rares ouvrages que j’emporte partout, auxquels je songe sans arrêt entre deux séances de lecture. Monument spirituel, cosmologique ! Je n’en reviens pas que “nous” ayons pu rendre un si mauvais service à un si grand écrivain en le publiant “par-dessus la jambe”, sans en rien faire connaître, sans le défendre ni l’entourer… rien. Une maquette misérabiliste à plus de 50 lignes par page, un corps minuscule, illisible. Le bouquin ficelé et tiré au meilleur marché possible. Imprimé, dirait-on, juste pour faire poids.
A verser également au dossier des paradoxes VD : sa foncière indifférence à ce qu’il publiait — hormis les quelques titres (Witkacy) touchant une fibre très personnelle et très instinctive en lui. La pauvreté (foncière, mais brillamment masquée) de ses commentaires sur les écrivains ! Ne pouvait les évoquer que s’il se racontait par eux. Editeur, mais par quel caprice du sort ? Comme ces hommes frustes, sans oreille, qui adorent tel morceau de Schubert ou de Ravel parce qu’il éveille en eux un souvenir précis. Et qui confondent leur propre nostalgie avec l’échelle de valeurs universelle de la musique…
Me revient, toujours, le mot d’une personne qui eut à surveiller ses comptes, sous le sceau de la confidentialité ; ne pouvant rien me dire de précis pour expliquer ses finances fantasques, on me répétait sans cesse : “Ne cherchez pas midi à quatorze heures ! Vous n’imaginez pas à quel point cet homme est simple !”
Et je songe aussi à ce qu’il me disait lui-même, dans sa chambre d’hôpital, avec son regard panique, exorbité : “Je ne sais pas réfléchir, moi. Tu le fais pour moi. Moi, je ne peux pas : je n’ai que mes fibres…”

Mais cet homme a quand même eu l’impulsion et la volonté de publier Lewis. D’où cela lui venait-il ? D’où tenait-il ses savoirs ?

vendredi 21 novembre 2003

Ivo Andritch, sur la mentalité balkanique


[A propos des Balkans, tiré de Signes au bord du chemin]

Pourquoi les pays balkaniques ne peuvent-ils entrer dans le cercle du monde éclairé, fût-ce par l’entremise des meilleurs et des plus doués de leurs représentants ? La réponse n’est pas simple. Mais il me semble que l’une des raisons consiste en l’absence de respect de l’homme, de sa pleine dignité et de sa pleine liberté intérieure, et ce, d’un respect inconditionnel et conséquent. C’est là notre grande faiblesse et de ce point de vue nous péchons tous, souvent et inconsciemment.
Nous n’avons pas encore suivi cette école-là ni totalement assimilé cet enseignement. Ce manque, nous le portons partout avec nous, comme un péché originel de notre race et le sceau d’une infériorité qui ne se peut cacher.
Il faudrait en parler, de cela, et travailler dessus.

*

Dans celles de nos régions qui ont été sous les Turcs, surtout les plus arriérées, les séquelles de l’esclavage sont parfois plus apparentes, parfois moins, mais il est des instants où elles se déploient toutes devant nous, dans toute leur pesanteur. Nous voyons alors que, là, la vie a été préservée à un prix plus élevé que la vie même, car la force de se défendre et de perdurer a été empruntée aux générations à venir, qui naissaient endettées et surchargées. Ce qui a survécu au fil de cette lutte, c’est l’instinct tout nu de préservation de la vie, tandis que la vie même y était dépouillée au point qu’il ne lui restait guère plus que le nom. Ce qui tient et qui dure, cela est ébréché ou plié, tandis que ce qui naît et qui advient, cela est empoisonné et affligé dans l’œuf. Les pensées et les paroles de ces gens demeurent inachevées, car elles sont entaillées à la racine.


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Comme tous les extrêmes de la nature, le froid précoce qui vient éveille brutalement en nous des habitudes ataviques, oubliées et profondément enfouies sous de meilleures conditions de vie. Ainsi, lorsqu’à la fin d’octobre, nous entrons dans une maison et que nous sentons que les pièces ont été chauffées pour la première fois, nous nous frottons les mains.
— Tiens, un bon petit feu.
Et l’on s’adosse au radiateur, on ferme les yeux, tandis que s’ouvre devant nous la plaine balkanique déchirée et, en elle, un homme, emmitouflé et recroquevillé, qui se serre auprès d’un feu de berger, cinglé par le vent et par tous les malheurs du monde.

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Un mode de vie de sauvages, sans plans ni prévisions, sans conscience de la communauté, sans respect de l’autre ni de soi-même en lui, s’étend loin et profond dans le temps et l’espace. Nous luttons avec des traces de ce mode de vie dans bien des régions. Cela se trahit dans les lacunes de l’ordonnancement de nos villages et de nos villes. Nous n’organisons pas le nettoyage, ne prévoyons pas le mauvais temps, choses qu’il n’est point difficile de prévoir. A lieu de cela, nous vivons péniblement et désagréablement pendant des jours et des semaines, nous endurons des souffrances et des renoncements inutiles. C’est ainsi qu’au lieu de payer les choses au prix du travail, de la réflexion, de la concertation et de la prévision, nous les payons au prix le plus élevé, au prix de la vie.

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Le malheur de notre homme turco-balkanique qui épuise si souvent ses énergies à tenter d’extraire de valeurs existantes des profits personnels, réels ou imaginaires, au lieu de créer de nouvelles valeurs qui, d’elles-mêmes, lui assureront, à lui et aux autres, une bonne vie.

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L’inefficacité de l’homme de type dinarique ! (Pardonnez-moi ce barbarisme, « l’inefficacité », car je ne peux me le pardonner moi-même.) J’entends par là : son incapacité innée à mener à son achèvement, de manière conséquente et digne, une œuvre bellement et courageusement entamée.

*

Il est dans la nature de notre homme, surtout de celui de type dinarique, de ne s’en tenir à aucune idée, aucune œuvre avec persévérance et cohérence, et de ne pas les accompagner dans leur développement naturel, afin d’influer sur elles. Au contraire, après un premier élan, il abandonne son œuvre, retourne à sa source, la trouble de la pensée et du regard, puis brusquement il en survole tout le cours futur, non encore réalisé et à peine imaginé, avant de revenir enfin au point où l’œuvre se trouve à cet instant précis de son développement naturel. C’est ainsi que les choses se développent plutôt avec sa participation que sous son influence : car il n’est pas en elles, mais au-dessus et à côté. C’est pourquoi, dans la plupart des cas, il ne crée pas les œuvres ni ne dirige les événements, mais se contente d’y réagir, se voulant bien plus initiateur, juge, combattant et spectateur que créateur, ouvrier et gardien. Il y a en lui une tendance évidente à ne pas attendre le développement des choses et à ne pas y prendre part avec son travail et sa patience.

*

De même que dans l’ancienne Chine, jadis, les femmes avaient les pieds mutilés, de même chez nous les Tsintsars ont, dès leur prime enfance, l’âme mutilée.
Elle n’est pas belle, cette pensée, peut-être même n’est-elle pas juste, mais elle m’est apparue depuis longtemps et elle me revient sans cesse, de telle sorte qu’il m’a bien fallu la noter.

*

Une chambre d’hôtel quelque part en Yougoslavie, exiguë et mal chauffée, avec un mobilier à bon marché et un tapis usé, emplie d’un temps mort, grise le jour et éclairée, la nuit, d’une lumière mauvaise et irrégulière. Les ampoules, dans l’espèce de lustre, sont troubles et faibles, tandis que celle de la table de nuit est trop forte, de sorte qu’elle vous frappe la tête et rend fatigante la lecture. Tout est étranger et froid et suscite le désir de fuite. Les choses n’ont pas été acquises ni disposées selon la mesure et les besoins du voyageur, mais selon l’avidité, l’incurie et la rustrerie du propriétaire de l’hôtel et de ceux qui l’administrent.

dimanche 27 juillet 2003

Derborence (27 juillet 2003)

Excursion, hier, dans le massif des Muverans.

Nous sommes montés, avec Clo et les petites, jusqu'à la ferme de La Vare, sur le chemin du col des Esserts, au pied de l'Argentine.
Xenia atteinte de diarrhée, les petites ont rebroussé chemin, pour me rattraper en voiture à Derborence.
Et j'ai continué, seul, sur la voie d'approche décrite par Ramuz: l'alpe d'Anzeindaz, puis la majestueuse montée en pente douce jusqu'au pas de Cheville, où "le sol se dérobe sous vos pieds", et où apparaissent comme le fond sombre d'un chaudron les forêts abruptes de Derborence.
Au premier col, j'avais rattrapé Marie-Jeanne et Christelle, les deux jeunes femmes qui nous avaient précés depuis les Plans-sur-Bex. Nous avons poursuivi ensemble: compagnie agréable, gazouillante et gaie.
Elles partaient faire le tour des Muverans en quatre jours. Christelle, dodue, n'en pouvait déjà plus! Peu chargé, j'ai échangé mon sac contre le sien.
Pendant que je contemplais les replis noirs et tourmentés du versant sud-est des Diablerets (qui à eux seuls justifient le nom du massif), elles se souciaient de pêcher un coin de réseau pour envoyer des SMS à leurs "hommes"...
Au col, une question me vient: "Eh, les filles! A votre avis, quel est l'âge de l'autoroute la plus ancienne?"
Réponse: 50 ans, peut-être?
"Oui, et l'âge du chemin où nous marchons?"
Elles restent perplexes. Moi aussi. Depuis qu'il y a des bergers dans ces montagnes, le pas de Cheville est un passage obligé. Et les sentiers sont comme les mythes anciens: la trajectoire la plus ajustée, la plus parfaite, que l'usage des générations ait pu façonner. Ils ne pouvaient passer à dix mètres à gauche ni à droite d'où ils sont.
Cet humble chemin creux, sans bornes ni bancs, doit donc être là depuis mille ans. Ou deux mille. Ou dix mille... Aucune autoroute ne l'égalera jamais.

Accueillis au bord du petit lac par les petites, bondissantes... et par l'accordéon-musette loué par le refuge.
Cela détonnait au bord de cette eau, qui est comme un petit étang creusé à la mémoire des pauvres bergers ensevelis par l'éboulement de 1715. Exactement: ce lac, qui commença de se remplir à l'instant de leur mort, est leur monument funéraire. Respect!
Le vieux Plan, dans le roman, était leur gardien. Il les entendait geindre sous les pierres géantes. Il intimidait les hommes qui s'en approchaient.
Qui nous avertit désormais et nous impose le silence? Personne. On nous invite au contraire à "profiter" de la nature dans ce lieu de "détente".

Relu, évidemment, Derborence cet après-midi. L'âpre goût de pierre à feu que laisse ce livre! La profondeur de chaque signe de la nature qui s'y reflète. En lisant, je refaisais mon chemin, la gorge étrangement nouée. Pourquoi? Parce que je ne puis éprouver le dixième des sentiments et de la vie de ces hommes? Parce que la poésie de Ramuz est déjà un passé qui ne reviendra plus? Parce que je suis seul?