dimanche 9 avril 2006

Eric Werner (un portrait-préface)



Préface à La Maison de Servitude



Alors qu’il avait ancré sa vie personnelle et professionnelle en Suisse romande, c’est en France qu’Eric Werner, au cours de la dernière décennie, a vu son oeuvre reconnue. Non certes dans la grande presse ni dans la rumeur publique, mais dans des revues, et des cercles de lecteurs, dont la soif de comprendre n’était pas trop grevée par les restrictions mentales ou idéologiques.
Un public qu’on croirait restreint, et pourtant... Les fervents d’Eric Werner se rencontrent plus souvent que la statistique des ventes ne le laisserait espérer. Ses livres circulent de main en main, au travers ou non de l’internet, ses articles sont photocopiés et commentés. Son style retenu et ultra-concis ne décourage pas: au contraire, on lui sait gré de dissiper les vapeurs de la rhétorique ambiante — celle du pouvoir comme celles des frondes à effets de manches — pour éclairer les phénomènes d’une lumière blanche qui nous dit: voici les choses telles qu’elles sont. A vous de voir, maintenant, ce que vous allez en faire...

Dans L’Avant-guerre civile et sa suite (ou son miroir), L’Après-démocratie, Eric Werner a su trouver le ton et l’angle de vue par lesquels l’écrivain s’élève au-dessus de la mêlée des intérêts et des croyances, tout en demeurant lisible dans son style et familier dans ses préoccupations. Ecrivain, dis-je, car l’effort d’objectivité hérité de sa formation universitaire se trouve tempéré, chez lui, par les apports spécifiques du lecteur et du citoyen Eric Werner.
Du lecteur, le recours croissant à des références littéraires. Nietzsche, Proust, Dostoïevski, René Girard, Auerbach sont appelés, chez lui, à éclairer des domaines relevant de la philosophie politique ou de la philosophie de l’histoire. A rebours des marxistes, qui expliquaient la littérature par la société, Eric Werner lit la société au travers de la littérature. Car la grande littérature, à ses yeux, est le point d’achèvement de l’art et de la connaissance de notre civilisation. La pensée scientifique, ainsi que Russell l’a montré, charrie une marge d’aberration imputable aux partis pris personnels du savant. Or la présence de cette aberration est en soi moins grave que le fait qu’elle est opiniâtrement niée, tant par orgueil que par principe : l’admission de l’impondérable humain dans une pensée visant un idéal de mécanicité absolue flanquerait évidemment tout le système par terre! Si bien que les théories sur la nature et sur l’homme s’enchaînent avec une morgue imperturbable, chaque nouvelle arrivée ridiculisant les autres avant d’être à son tour reléguée par la suivante...
Or la littérature comme voie de connaissance intègre l’«impondérable humain», elle en fait même l’instrument de sa vision. En décrivant les caractéristiques de l’aberration, elle nous offre le moyen, en quelque sorte, d’y apporter les correctifs nécessaires. Reposant sur le particulier, le mystère, elle ne tend jamais à échafauder des théories. Elle laisse au lecteur le souci de tirer des conclusions et des généralisations. Elle le laisse libre d’entendre ou non, voire d’ajuster à son oreille, le message issu de l’immense labeur de l’écrivain.
Cette référence à la littérature témoigne non seulement d’une méthode, mais encore d’une éthique de la liberté. C’est ici qu’intervient le citoyen Eric Werner. Issu d’une culture protestante axée sur la responsabilité individuelle, cet élève de Raymond Aron est demeuré un libéral intransigeant, mais non naïf. Un ordre social ne mérite son respect que s’il forme des personnalités autonomes, dotées de libertés de pensée et d’initiative et des moyens de les exercer. Réaliste avant tout — au sens de l’ancrage dans le réel —, il a nuancé, ou plutôt étendu, son anticommunisme des années 70-80 à toutes les manifestations concrètes de totalitarisme dans le monde moderne ou post-moderne, quelle qu’en soit l’étiquette politique. D’où un rapprochement en apparence paradoxal, face à l’emprise du capitalisme mondialisé, avec les positions des alter- et même antimondialistes de «gauche». D’où son désintérêt pour les positions conservatrices, attachées à un stade précis de l’évolution du monde, mais incapables d’en voir la dialectique d’ensemble. A l’heure où toutes les formes traditionnelles s’effondrent, que vaut-il mieux? Maintenir coûte que coûte des rites et des croyances que nous respectons davantage, désormais, par sentiment du devoir que par inclination organique, et auxquelles nos enfants sont indifférents, ou tenter de se composer, sur l’esprit de nos traditions, un viatique personnel pour affronter les deux yeux ouverts le chaos qui vient? La réponse n’est-elle pas dans ce mot lapidaire de saint Paul : « Tout ce qui n’est pas le produit d’une conviction est péché» (Rom. 14, 23) ?
Les préoccupations d’Eric Werner étaient avant tout civiques: comment vivre libre dans un monde de plus en plus calibré et surveillé, comment interpréter l’action à première vue erratique des pouvoirs en place, que reste-t-il du contrat social à l’ère des entités politiques comptant des centaines de millions d’individus et régies par les lois inhumaines de l’économie? «L’ordre se défait donc, mais par là même aussi se fait, se fait dans la mesure même où il s’effiloche, se lézarde, part en poussière» écrivait-il en 1998 dans L’Avant-guerre civile. Cette remarque contient la thèse fondamentale de ses essais. Werner s’est attaché à mettre en lumière une collusion profonde entre le pouvoir moderne et les forces du chaos. Il nous peint des élites à la légitimité démocratique vacillante contractant une alliance de revers avec les ennemis de toute civilisation afin de gouverner par la peur et l’insécurité des populations harassées qui les entretiennent à contrecoeur et n’espèrent plus rien d’elles — sinon, naïvement, un renforcement des mesures de police! Illustration la plus éclatante de cette stratégie, le lien de mieux en mieux documenté entre les centres de pouvoir occidentaux et le «terrorisme international» qu’ils fabriquent à volonté tout en prétendant le combattre. Un jeu d’ombres dont le seul résultat tangible est la réduction accélérée des droits individuels et des libertés des citoyens.

La Maison de servitude donne une suite inattendue, mais cohérente, à la réflexion sociologique d’Eric Werner. Il nous avait montré jusqu’ici le Grand Inquisiteur dans ses oeuvres, sous tous les accoutrements qu’il lui a plu adopter. Dans ce nouvel ouvrage, il organise la réplique. Et quelle réplique! Qui commence par admettre que le pouvoir du Grand Inquisiteur est, justement, sans réplique venant d’ici-bas! Il est démesuré et il ne fera que s’étendre avec l’emprise croissante de la technique et les régressions civilisationnelles qui l’accompagnent. C’est préoccupant, mais ce n’est pas nouveau. Donner du pain et des jeux à une masse infantilisée est une recette vieille comme les empires. Sauf qu’elle est contraire à l’esprit de la démocratie, elle-même un fruit direct de la vision du monde chrétienne. Il y a longtemps qu’Eric Werner s’interroge sur la distance — aujourd’hui béante — entre la démocratie en idée et la réalité du fonctionnement des institutions dites démocratiques. Ces institutions, selon lui, ne sont plus que des ombres de l’idéal dont elles se réclament et qu’elles servaient. Elles n’ont plus d’autre visée que de se perpétuer elles-mêmes, elles, leurs prébendes et leurs apanages, et non de servir la communauté.
Il en va de même de toutes les institutions que nous laisse la civilisation chrétienne, elle-même produit d’un mariage plutôt contradictoire entre une parole de libération individuelle et les exigences, toutes terrestres, de sa conservation et de sa propagation. Depuis les premiers siècles du christianisme, la parole a dû composer avec le pouvoir. Aujourd’hui que le pouvoir, conformément à la prémonition terrible de Dostoïevski, est devenu sa propre fin, retournant les articles de la foi contre ceux-là mêmes qui y croient encore, la Parole aussi recouvre son autonomie. Il n’y a rien à sauver, nous dit Eric Werner, l’alliance est rompue: chacun repart donc de son côté. Nous voici revenus, nu-pieds, sur les chemins de Galilée, en route vers l’inconnu!

Voici donc un livre qui marquera les esprits. Un livre libéré, entier, qu’il faudra prendre ou laisser. S’adressant à tous les «esprits de bonne volonté» qui s’accordent à admettre, par-delà leurs différences de confession (ou de non-confession), que «l’homme ne vit pas de pain seulement».
Osera-t-on le suivre? Osera-t-on s’affranchir d’un héritage millénaire, qui fut pour des générations une armure en même temps qu’un fardeau? Cet essai subversif, d’au-delà de la morale commune et très irrespectueux à l’endroit de la métaphysique, constitue un grand exercice de sincérité et de lucidité pour un esprit s’avouant lui-même formé au scepticisme moderne. Quel que soit l’accueil qu’on lui fera, je crois profondément qu’il changera quelque chose dans la vie de tous ceux qui le liront.




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