Comment pouvez-vous publier un terroriste?
«Censurer Unabomber reviendrait à interdire de rééditer Marx»
Interview publiée dans Le Matin Dimanche du 23.11.2008.
Censure. L’éditeur suisse publie l'œuvre du terroriste américain Unabomber. Il ne croit pas que ce manifeste puisse être récupéré à de mauvaises fins. Même si on lui rappelle que les saboteurs des lignes TGV arrêtés en France s'étaient inspirés d'un livre anarchiste du genre.
Interview: Stéphanie Germanier
Photos: Sabine Papilloud
Vous êtes réputé pour être un éditeur pas comme les autres qui ose le politiquement incorrect. D'ailleurs, vous venez de publier l'oeuvre du terroriste Theodore Kaczynski, alias Unabomber. Quelle responsabilité endossez-vous?
L’effondrement du système technologique est un recueil d’écrits théoriques et non un mode d’emploi pour fabriquer des bombes. Son auteur n’est pas seulement un terroriste. C’est un homme qui est entré dans l’histoire par son insurrection contre le système industriel et qui a fait l’objet de la plus longue traque dans l’histoire du FBI. Je condamne ses crimes, cependant la mission d’un éditeur est de faire circuler des idées et de les rendre accessibles afin que les gens puissent juger en connaissance de cause.
Vous donnez quand même la parole à un terroriste…
Beaucoup d’écrits attribués à Kaczynski circulent sur l’internet. Or ce sont souvent des apocryphes. A ce jour, il n’y avait jamais eu d’édition des textes de Kaczynski authentifiée par l’auteur. Dans ce livre, composé surtout d’inédits, il s’interroge sur l’avenir de l’homme dans une société dominée par la superstition technologique. Indépendamment de ses actes, ces questions nous concernent tous désormais.
Vous dites que vous éditez Unabomber parce que ce n’est pas un terroriste comme les autres. Ça veut dire que vous ne le feriez pas pour d’autres personnages controversés ?
Kaczynski est un mathématicien de Harvard. Ses thèses font l’objet de débats sérieux. Censurer ses écrits reviendrait à interdire les rééditions d’un Karl Marx parce que ses charges contre la bourgeoisie ont servi à justifier les crimes du communisme. Un éditeur n’est pas un policier. Il doit ouvrir les horizons, non les verrouiller sur des idées qu’on croit indiscutables parce qu’elles expriment l’opinion dominante du moment.
Donc, si une bombe explose à Cointrin, vous n’aurez pas mauvaise conscience ?
Et si un jeune fait un casse sanglant parce qu’il a été subjugué par le film sur Mesrine? Et quand un lycéen massacre ses camarades parce qu’il a trop consommé de jeux vidéo violents, s’en prend-on aux diffuseurs de ces jeux? Or ceux-ci entraînent un conditionnement mental qu’aucune lecture ne saurait égaler.
On commence à y songer en tout cas…
On commence, mais cette industrie génère suffisamment de milliards pour ne pas être inquiétée.
A propos de gros sous, ce livre est surtout un joli coup étant donné que vous l’éditez non seulement en français, mais aussi en anglais…
Commercialement, ce n’est pas gagné. C’est un projet éditorial complexe qui nous a pris plus de deux ans. Il a fallu correspondre avec un homme qui est dans une prison de haute sécurité, sans autre moyen de communication que des lettres manuscrites très surveillées... Un éditeur à coups faciles ne se serait pas lancé dans une telle galère.
Partagez-vous les thèses d’Unabomber sur la décroissance et le système et est-ce pour cette raison que vous avez accepté de l’éditer ?
Je ne comprends pas, il est vrai, comment on peut continuer à penser croissance alors que les ressources de la Terre s’épuisent à vue d’oeil. Mais mes opinions personnelles n’interfèrent pas dans mes choix. Je viens ainsi d’éditer un livre sur la crise bancaire qui aborde un univers totalement opposé à celui de l’anarchisme et de l’ultra-écologie. Et je me reconnais aussi, en partie, dans les soucis de ces milieux-là.
Quelles limites vous posez-vous avant d’éditer quelqu’un?
Aucune, hormis celle de ne pas publier de mauvais livres! Lorsqu’une société pose des restrictions sur le contenu de ses livres, c’est toujours mauvais signe.
Mais vous qui êtes Serbe, auriez-vous pu par exemple éditer un manifeste sur l’indépendance du Kosovo ?
Pardon: je suis Suisse d’origine serbe! N’importe: la question n’est pas là. La question est plutôt de savoir pourquoi certains projets se retrouvent chez Xenia. Les livres qui sont dans l’air du temps, politiquement corrects (tel que celui que vous évoquez) ou commercialement faciles, n’ont pas de peine à être édités ailleurs. Pour ma part, j’aime les auteurs qui ouvrent des perspectives. Kaczynski, par exemple, choquera tous les écolos bon teint en rejetant le développement durable. Pour lui, faire durer le développement, c’est perpétuer le système. Or il affirme que le système ne doit surtout pas être préservé. En le lisant, on comprend le mode de pensée d’un pur révolutionnaire.
Quel auteur rêveriez-vous d’éditer ?
Il y a eu des écrivains qui ont livré les clés de leur époque, comme Balzac, Flaubert, Proust, Soljenitsyne... Mon rêve est de trouver l’auteur qui fournira la vue d’ensemble de l’époque que nous vivons. Je ne sais même pas s’il existe, et sous quelle forme il en témoignera.
Cet auteur pourrait-il être le fameux Janus qui avait romancé l’éviction de Christoph Blocher ? Va-t-il vous proposer un deuxième tome maintenant qu’on reparle à nouveau du Zurichois pour le Conseil fédéral ?
Il a évoqué une suite. Je m’en réjouis. «C. B.» deviendra peut-être un personnage rocambolesque à la Fantomas, héros d’une série à tiroirs...
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