jeudi 22 juillet 2004

Patmos, une incompréhensible nostalgie


Dans les îles du Dodécanèse, faisant face à l'Asie mineure, le drapeau grec se double encore du fanion jaune frappé de l'aigle bicéphale de Byzance. C'est dans cet archipel régi par une autre notion du temps, à neuf heures de bateau d'Athènes, que Patmos défend son héritage. Bizarrement taillée en hippocampe, elle s'étend sur à peine vingt-cinq kilomètres et abrite une population résidente de 2500 âmes. Le réseau électrique y dépend d'une génératrice diesel et l'eau douce d'un cargo poussif.

Et pourtant, lorsqu'on s'y rend pour la première fois, l'on a le sentiment non seulement d'avoir connu le plus somptueux lieu de retraite et de repos, mais d'avoir séjourné dans un nombril du monde.
Comment restituer la découverte de cette splendeur à la fois évidente et réservée? Je n'ai d'autre moyen que de décrire ce que, novice, j'y ai vu. Tâchons de recomposer ces visions du coeur...

Au-dessus de nous, dominant l'île, un monastère fondé au XIe siècle, et mué en forteresse à force d'invasions franques, catalanes et turques, tels ces crustacés des îles Bikini dont la carapace s'est faite blindage à force de radiations.
Autour de cet aimant cubiste et ténébreux s'est agglutinée une bourgade radieuse, blanche de chaux jusqu'aux marches de ses escaliers, formant dédale - face à l'île d'Icare, que pouvait-elle faire d'autre? - comme pour éconduire élégamment les nouveaux importuns avant que les murailles de pierre sombre ne les rembarrent à la manière abrupte des militaires et des confesseurs.
Khora. Elle m'était apparue, la nuit de notre arrivée, comme une fata morgana, un vaisseau en feux de gala lévitant au-dessus de la prude obscurité de l'île endormie. Puis, à mesure que notre ferry, fouetté par des vents d'abîmes, laissait par bâbord les effrayantes redoutes rocailleuses de Patmos, une filière de lucioles électriques est venue arrimer peu à peu cette acropole à son port.

A la différence de Khora, aérienne et candide comme l'orthodoxie, orgueilleuse et gaie comme la religion antique, mirage scintillant d'aussi loin que l'oeil porte aux quatre points cardinaux, l'humble et terrestre Skala ne se dévoile, elle, qu'à la dernière minute au fond de son golfe étroit. Lorsque les grands ferries nocturnes viennent y appuyer leur poupe, le port semble aussitôt doubler de taille! Tout y est si menu que, du haut de son neuvième ou dixième pont, le voyageur croit voir à ses pieds non pas une ville, mais sa maquette. Entre le donjon théâtral où logent les institutions et les maisons du port, on aperçoit alors une petite place pavée à l'éclairage dramatique, si semblable à une scène d'opérette que l'on se surprend à chercher la fosse d'orchestre.

La ville haute est parsemée d'églises et de monastères mineurs, mais ne possède aucun hôtel. On n'y séjourne qu'en propriétaire ou en ami, à moins d'avoir déniché une location discrète et coûteuse. La ville basse, elle, n'est quadrillée que de chapelles familiales et se loue volontiers. Ses ruelles sont encombrées de tavernes et de boutiques de souvenirs redondantes, témoignant d'un marketing peu concerté qui face à l'industrie touristique de Cos ou de Rhodes apparaît touchant de désuétude. Et tout cela est strié nuit et jour par les scooters innombrables, zézayant en tous sens comme des mouches autour d'une lampe.

Patmos, en pratique, c'est un port et un fort. Le reste ne sont qu'ermitages ou hameaux de pêcheurs arrêtés à mi-chemin de leur conversion balnéaire. Entre ce port et ce fort, entre le ventre et la tête, court aujourd'hui une route goudronnée en lacets. Mais avant ce boyau moderne, Patmos a vécu, des siècles durant, le long d'une colonne vertébrale: un vaste chemin muletier, pavé sur 5 mètres de large, reliant la terre au ciel en ligne droite au mépris des courbes du terrain et de la fatigue des marcheurs. Elle est encore là, cette voie royale, bien qu'entrecoupée par les virelais du goudron. La redescendre de nuit, dans l'odeur des pins, voir le port, à ses pieds, se rapprocher peu à peu dans son berceau de pierres et sous son dais d'étoiles, c'est une promenade qui vaut toutes les foulures que l'on se fera inévitablement sur ces pavés abrupts.

Enfin, à mi-chemin du ventre et de la tête, que l'on monte par la route ou par les pavés, voici le coeur de Patmos : la caverne, à flanc de coteau, où saint Jean dicta à son disciple Prokhore ses visions de l'Apocalypse. Autour du saint lieu, les empereurs de Byzance firent d'abord construire une chapelle, puis tout un monastère, bâtisse blanche visible à des milles dont les entrailles sont l'un des plus étonnants buts de pèlerinage de la chrétienté, en même temps qu'une attraction touristique. Ainsi, pendant la liturgie du dimanche matin, la caverne encombrée devient le théâtre d'une étrange procession, où les rangs disciplinés des fidèles locaux s'écartent avec résignation devant un défilé de visiteurs profanes, hébétés, venus de tous les continents, repris aussitôt que débarqués par les grands paquebots ancrés au large.
La caverne de St Jean est la deuxième crèche de la chrétienté. De terribles prophéties y sont venues tremper la foi des croyants en une promesse qui, sans cet épilogue, se serait sans doute diluée en une espérance bénigne, quiète, d'où tout tragique eût été exclu. Elles viennent, aussi, depuis vingt siècles consoler les désemparés en rappelant que nulle chandelle ne brûlera indéfiniment, pas même celle des puissants de ce monde. Aujourd'hui, en ce lieu, deux humanités se frottent et se côtoient sans se mêler d'aucune façon, plus proches et plus dissemblables, en profondeur, que les hommes ne l'ont jamais été au cours de l'histoire. Entre ceux qui entrent ici avec crainte et vénération, la gorge serrée à suffoquer, et ceux qui s'y pressent irrités de ne pouvoir photographier un lieu aussi pittoresque, le fossé est plus profond qu'il ne le fut jamais entre les Perses et les Achéens, entre Israël et les Gentils, entre Rome et Byzance, entre Byzance et Istamboul, entre Marco Polo et l'empereur de Chine. Cette division de l'être, habilement masquée par le nivellement des apparences, est si palpable en ce lieu que l'on a l'impression que les révélations de saint Jean ne font que se répéter ici, chaque jour, comme la réalité enregistrée à tout jamais par la machine de Morel, dans le roman métaphysique de Bioy Casarès, en revêtant simplement les formes les plus intelligibles au témoin du moment.

Un ventre industrieux, une tête rayonnante, un coeur mystiquement caché: cette trinité verticale, c'est tout le sens et tout le charme séculaire de Patmos. Cette petite île de la mer Egée, dans son architecture organique, reproduit l'organisation la plus profonde de l'humanité, son aspiration la plus pure. En la quittant, tout être pourvu d'âme ressent une inexplicable nostalgie. Certes, à toute époque son éternité: aujourd'hui la nostalgie se chiffre par des prix, au mètre carré de bâtisse vétuste, comparables à ceux de l'immobilier cossu des capitales d'Occident. "Ah, vous connaissez Patmos?" : l'exclamation mondaine vaut mot de passe. Dès le premier séjour, les "anciens" de Patmos se sentent comme un prestige de pèlerins, de hadjis. Dans les venelles de Chora, la Jet Set a discrètement éparpillé ses pied-à-terre, tandis qu'au petit port de Skala, en face de la génératrice tapageuse et puante, viennent s'établir des yachts dont l'absence à Cannes n'est sans doute pas passée inaperçue.

Le snobisme, nous le savons depuis Proust, n'est qu'un report du désir religieux vers une fausse adresse. Si Marcel avait connu l'étrange melting pot mystico-sybaritique de Patmos, La Recherche du Temps perdu eût peut-être abordé la question de la foi égarée de l'Occident de manière plus frontale...

Slobodan Despot. 27 juillet 2004.

PS J'ai vu sur le mur d'une agence de voyages, après mon retour, une carte de l'Asie mineure éditée en Turquie. Je me suis empressé d'y chercher, dans l'Egée voisine, le cher petit hippocampe. Ce que j'ai découvert m'a révulsé d'horreur: à côté de la forme si caractéristique était imprimé un nom turcisé, qui n'était qu'une caricature de celui que je connaissais: Batnoz. Cette seule mutilation toponymique résume, à mes yeux, toute la barbarie expédiente et sardonique de cette usurpation désormais si ancienne qu'on l'admet comme légitime, et qui a transformé Andrinople en Edirne, Smyrne en Izmir, Constantinople en Istanboul, et ma vieille Rascie, immémoriale terre slave peuplée de saints, de chevaliers et d'églises simplissimes, en Sandjak...

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