Le club des poètes proscrits (ou comment peut-on publier HWK?)
Comment, vous osez publier Hans W. Kopp?
Eh oui : ce mercredi 23 septembre, à l’auditorium Krompholz, à Berne, nous lançons en musique et avec cocktail ce bel ouvrage qu’est Création, de Hans W. Kopp, traduit en français par Oskar Freysinger et préfacé par Ted Scapa et Jérôme Rudin.
Avec les noms ci-dessus, nous fera-t-on remarquer, la messe est dite! Votre livre essuiera au mieux un tir de barrage politique, au pire la cuisante gifle de l’indifférence.
Oui, l’auteur de ces poèmes est bien « le » Hans W. Kopp, mari d’Elisabeth, le « redoutable » avocat d’affaire zurichois, destinataire de ce coup de fil indiscret qui aurait, dit-on, mis fin à la carrière de la première conseillère fédérale de l’histoire suisse.
Oui, son traducteur est bien le conseiller national UDC Freysinger, seul candidat à l’Association suisse des auteurs à s’être vu refuser l’admission pour des motifs d’incorrection politique. Oui, ce même Freysinger qui écrit ses romans et nouvelles indifféremment en deux langues nationales et qui a eu la facétie, cet été, de remporter le premier prix du Concours Rilke avec un poème soumis — heureusement pour lui — de manière anonyme.
Et ne parlons pas des préfaciers: si Ted Scapa est un illustre dessinateur de presse alémanique et international, Jérôme Rudin n’est-il pas ce jet-setter dont les frasques ont « définitivement » occulté aux yeux des bien-pensants le fait qu’il est aussi un peintre, et de talent?
Votre Création, me dira-t-on avec la compassion de Tartuffe, ressemble fort à une Arche de Noé des desperados, des bannis et des proscrits!
Oui, je sais tout cela, et je le savais dès l’instant où j’ai accepté de publier ce livre. Ces objections étant prévisibles comme la course des astres, autant les devancer.
Hans Kopp est décédé quelques mois trop tôt pour voir paraître la première traduction d’un de ses livres en français. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, en compagnie de sa femme, lors d’une réunion organisée par le regretté Philippe Visson, excellent peintre et grande âme dont le principal souci était la communion des êtres par-delà leurs barrières de lieu, de langue ou d’idées. Le « grand coupable » m’était apparu comme un homme plein d’humour, extrêmement raffiné et d’une immense culture. Plus impressionnant encore était le lien d’amour qui l’unissait à sa femme Elisabeth au terme d’une « cabale » de vingt ans qui avait fait d’eux le couple le plus conspué de Suisse. Lorsqu’on m’a rapporté que HWK était un poète de grand talent et qu’il avait ce privilège si rare pour un poète contemporain d’être suivi par un public nombreux et fidèle, je n’ai pas eu de peine à le croire, et des lectures ultérieures me l’ont du reste confirmé.
(Il est vrai, ceci dit, que le critère de la lisibilité et de la popularité, aux yeux d’une certaine critique littéraire, constituerait plutôt la preuve suffisante d’un total manque de génie...)
Le même Visson, ce juif russo-américain que rien n’exaspérait tant que le spectacle des divisions et des malentendus helvétiques, avait été le « fautif », peu de temps auparavant, de la rencontre Kopp-Freysinger. Ce rapprochement était spontanément dicté par une expérience semblable de l’opprobre politique — même si les raisons, dans leurs deux cas, étaient bien opposées. Il déboucha pourtant sur une amitié essentiellement littéraire, comme en témoigne l’é-change e-pistolaire par e-mails que nous avons reproduit en annexe du livre.
Oskar F et Elisabeth K au "Café fédéral", Berne, août 2009. (Photo SD)
Schöpfung, publié une première fois en 1978 avec des eaux-fortes de Rosemarie Winteler, était un commentaire poétique des sept jours de la création, à raison d’un poème par jour. Epuisé de longue date, c’était devenu un livre culte. On en trouve encore, sur des sites d’enchères, un exemplaire ou deux à des prix faramineux (690 € chez amazon.de, par exemple). La traduction qu’en avait faite Oskar Freysinger, à la fois scrupuleuse et libre (cf. encore les e-mails avec l’auteur), témoignait de cette symbiose rare entre un univers poétique et son interprète, qui ne traduit pas, mais chante une nouvelle fois pour un nouvel auditoire.
Comment aurait-on pu ne pas publier un tel livre?
Eh bien, facilement! Il aurait suffi de s’arrêter aux noms des protagonistes et à la légende noire que les médias de ce pays se sont plu à tisser autour d’eux. S’arrêter pour constater que la « mauvaise réputation » décriée par Georges Brassens n’était pas une vue d’esprit, loin de là, mais qu’elle ne frappait plus en priorité les anarcho-pacifistes. Et que, justifiée ou non, la poisse des auteurs ne manquerait pas de retomber sur l’éditeur...
Peu importe si le départ d’Elisabeth Kopp, avec le recul et les enquêtes menées, ressemble plus à une machination. Peu importe qu’une grande philosophe comme Jeanne Hersch, à l’autorité morale et intellectuelle indiscutée, se soit dérangée pour réhabiliter cette femme (et par conséquent son mari) à l’aide d’un livre collectif. Peu importe si le dossier de l’accusation reste vide: en démissionnant, Elisabeth Kopp a fourni suffisamment de chair à mastiquer à la meute, qui en a fait le feuilleton politique des années 80-90.
Peu importe, d’autre part, si Oskar Freysinger publie des livres dont la tenue pourrait en remontrer à la plupart des membres de l’association officielle des plumitifs qui n’a pas voulu de lui. Peu importe si sa « Schachspirale », un thriller psychologique haletant, ou ses nouvelles absurdes, captivent des milliers de lecteurs et se vendent par le bouche à oreille — contournant la censure médiatique et la frilosité des libraires. Peu importe si ce Till l’Espiègle de la place fédérale a décroché une distinction littéraire de premier plan dès le moment où le concours était anonyme.
Peu importe tout cela: Hans W. Kopp et Oskar Freysinger sont condamnés à être précédés de leur légende noire où qu’ils apparaissent et quoi qu’ils puissent faire, de même que Raimu, en entrant dans un restaurant, se faisait précéder, comme il le disait, par son gros ventre.
En publiant leur livre, je n’espère pas casser cette légende, ni donner des leçons. Je m’efforce de poursuivre un travail d’éditeur même dans ce domaine si délicat: le monde des parias réels de cette société de fausse ouverture et de sévère intolérance. Parias d’idées, parias de destin, soudain mis à l’écart par la chasse inlassable au bouc émissaire.
Un avocat mis sur la touche pour une affaire réelle ou imaginaire de trafic d’influences, ou un homme politique actif au sein d’un parti mal famé, peut-il être écrivain et poète? Si la réponse est « non », c’est que nous sommes victimes d’un terrible obscurcissement de l’esprit. Staline lui-même appréciait les pièces de son opposant réactionnaire Boulgakov et lui accordait une discrète protection.
Si la réponse est « oui », pourquoi ne pourrait-on pas les publier, les lire et les commenter en laissant de côté, pour un instant, la « légende noire » qui n’est jamais qu’une projection de fantasmes collectifs et vagues sur un être humain, afin d’entendre, l’espace d’un instant, ce que cet être lui-même aurait à nous dire? Lui-même, avec ses entrailles et sa voix, et non la marionnette que les médias et la rumeur ont dressée de lui.
L’incident qui s’est produit, le 22 août dernier, lors de la remise du prix Rilke, a montré l’urgence de ce désenclavement des esprits. Des comédiens professionnels loués pour lire au public les oeuvres primées ont refusé de lire le poème d’Oskar Freysinger, couronné du premier prix à l’issue d’un choix anonyme! On peut imaginer des scènes de ce genre dans les premières pages de l’Archipel du Goulag, de Soljénitsyne — et encore, les théâtreux soviétiques y agiraient-ils plutôt par crainte de la police que par conviction « morale ». On ne peut pas les imaginer dans une société libre.
Or, en Suisse, ce n’est pas l’obscurantisme réel, objectif, prouvé par le geste, de la troupe « Opale » qui est stigmatisé. C’est l’obscurantisme théorique d’un Freysinger, dont on décrète la littérature imbuvable tout en se refusant à la lire, et dissuadant les autres de le faire.
Parlant de cette affaire voici quelques jours avec une amie dramaturge, pourtant intelligente, pourtant proche, j’ai été abasourdi par le tsunami de haine et de fureur que la personne, les idées et les écrits d’un Oskar Freysinger suscitaient dans certains milieux. Lorsque, ayant demandé par boutade: « Si je comprends bien, afin d’éviter que vous et vos collègues se retrouvent obligés de se salir la bouche en lisant du Freysinger et consorts, il faudrait interdire les concours littéraires anonymes? », je me suis vu répondre un « En effet » aussi inflexible qu’un décret du Comité central, je me suis dit: « il était moins une ». A cette heure-là, Création était déjà sous presse. Qui sait si, avec le progrès de cette mentalité d’inquisiteurs — pareille à un virus en incubation dont les porteurs n’imaginent pas un seul instant la gravité — la publication d’un tel ouvrage serait même possible d’ici quelques années?
A cet instant-là, ce livre aux qualités poétiques indiscutables a pris, même pour moi, une nouvelle dimension: celle d’un véritable manifeste pour la liberté d’expression et la liberté d’écoute de la parole poétique, d’où qu’elle provienne. Et il le sera non par l’intention de ses auteurs et éditeurs, mais par la vase d’aveuglement et de sottise qu’il ne manquera pas de remuer.
PS Le titre est emprunté à un bel éditorial du Bund.
1 commentaire:
Magnifique article. Merci pour cette grande bouffée d'air et d'inspiration.
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