Kosovo: le retour à la loi de la jungle?
Réponses à Vincent Pellegrini sur la sécession du Kosovo
Le Nouvelliste, 18.2.2008.
Slobodan Despot, vous attendiez-vous à la proclamation d’indépendance du Kosovo?
Je ne suis pas surpris par la démarche des Albanais du Kosovo. C’est l’aboutissement d’un processus de longue haleine, dont les récentes péripéties ont été spectaculaires: attaque contre la Serbie puis occupation de sa province sud par l’OTAN dès juin 1999, évacuation de populations à grande échelle, enfin sécession illégale sous les auspices des mêmes puissances qui ont — illégalement, je le rappelle, aussi bien du point de vue de la charte des Nations-Unies que de leur législation interne — bombardé la Serbie pendant 78 jours. Un processus entamé dans de telles conditions ne pouvait avoir d’issue pacifique.
Dans les faits, les Occidentaux ont commencé par légitimer une organisation qu’ils dénonçaient eux-mêmes comme terroriste, l’UÇK, puis ont mis leurs forces aériennes au service de ses ambitions stratégiques. Les ultranationalistes albanais, devenus maîtres de la province, auraient eu tort de ne pas exploiter cette alliance jusqu’à son terme logique. Si leurs protecteurs occidentaux sont aujourd’hui dans l'embarras, on ne peut pas dire qu’ils ne l’aient pas cherché.
Comme Serbe, comment réagissez-vous à cette proclamation d’indépendance?
Ma réaction “comme Serbe” est assez prévisible — comment réagirait un Français à la proclamation d’indépendance unilatérale de la Corse ou des Bouches-du-Rhône? — et donc peu intéressante. J’essaie, en revanche, de réfléchir en tant que citoyen suisse et européen. Et là, je me trouve désemparé. Des pays comme la France, les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, qui ont contribué à façonner dans le sang et la souffrance cette assurance anti-guerre qu’est le droit international, sont en train de le démanteler. Car la sécession du Kosovo est contraire à la Charte des Nations-Unies, à l’acte final des Accords d’Helsinki, enfin à la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, qui affirme la souveraineté de la Serbie sur cette province. Cette sécession n’avait aucune chance d’obtenir l’aval des Nations-Unies, à cause justement du précédent qu’elle créait: qu'à cela ne tienne, on se passera des Nations-Unies! Cet événement met donc le monde au pied du mur: soit il y a un Kosovo “indépendant”, soit il y a l’ONU. Cet enjeu mérite-t-il l’abolition du droit et le retour à la loi de la jungle?
Comment jugez-vous la politique de notre ministre des affaires étrangères Micheline Calmy-Rey qui a soutenu ouvertement l’an passé le principe de l’indépendance du Kosovo?
Après un coup d’éclat, jadis, face au secrétaire d’Etat américain Powell, Mme Calmy-Rey a mis de l’eau dans son vin. Dans l’affaire du Kosovo, elle a mené très précisément la politique que les Américains ont déléguée à leurs satellites: faire admettre par l'engagement d'Etats tiers une violation flagrante du droit international suscitée par eux. Mme Calmy-Rey a abordé cette question d’un point de vue partisan et unilatéral, comme si le sort du Kosovo ne tenait qu’à la volonté de sa seule majorité albanaise, et comme si cette majorité n’avait pas été consolidée, depuis le 12 juin 1999, par une expulsion massive des autres populations. Il se peut qu’elle ait été entraînée par un mouvement généreux et qu’elle ait perdu de vue certaines données et surtout certaines conséquences de son action. Mais, comme dit le proverbe, le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions...
Il se peut aussi, dans la mesure où le Conseil fédéral n’a jamais formellement désavoué la ministre, que cet activisme relève d’un calcul bureaucratique inavouable: le jour où le Kosovo sera indépendant, a-t-on pu se dire, nous aurons un prétexte en béton pour renvoyer un grand nombre de ces Balkaniques chez eux. Or ce n’est pas la force, mais uniquement des conditions de vie décentes, qui peuvent initier ce mouvement de reflux. C’est peut-être le constat d’échec d’un tel calcul qui explique l’hésitation actuelle de la politique suisse.
Par-delà ces conjectures, je me demande enfin comment une pro-européenne comme Mme Calmy Rey peut soutenir à la fois l'intégration des peuples et la création de nouvelles frontières sur le même continent.
Un haut responsable de l’Union Européenne a expliqué il y a quelques jours qu’il ne s’attendait ni à des violences, ni à un exode massif de la communauté serbe. Est-il réaliste ou trop optimiste?
Impossible de répondre à l’heure qu’il est. Je sais seulement que les hauts responsables de l’Union européenne, à commencer par M. Kouchner, avaient juré, en 1999, d’assurer une coexistence pacifique et multiethnique au Kosovo — c’était du reste le but proclamé de leur guerre — et que le résultat a été un exode massif. Il serait donc prudent d’entendre dans leurs proclamations le contraire de ce qu’elles annoncent.
Combien de Serbes du Kosovo ont-ils quitté cette province depuis l’intervention de l’Otan? Ont-ils encore un avenir dans un Kosovo qui s’est proclamé indépendant?
D’après les chiffres disponibles et les estimations valides des organisations internationales, le nombre des personnes déplacées après la guerre de 1999 s’élève à quelque 200 000 Serbes et autres non-Albanais, soit les deux tiers de leur nombre d’avant guerre. Sur les quelque 300 000 Serbes qui y vivaient avant la guerre, plus de 180 000 sont encore des personnes déplacées, tandis que plus de 50 000 autres membres des différents minorités restaient dispersés en Serbie, au Monténégro, dans les pays européens ou même outre-Atlantique. Le pourcentage de ceux qui se sont réinstallés après la guerre de 1999 ou les violences antiserbes de 2004 est inférieur à 5 %. Ceci répond aussi bien à la première qu'à la deuxième de vos interrogations.
Risque-t-on une partition du Kosovo avec les Serbes regroupés au nord de la province qui pourraient refuser toute coopération avec Pristina par exemple?
Il est probable que cette population ne voudra pas suivre le sud dans sa sécession. Il est évident, d'autre part, qu'il n'existe aucun argument de droit pour l'y contraindre.
Les Russes semblent avoir lâché le Kosovo. Que peut faire la Serbie qui vise par ailleurs l’entrée dans le club européen?
Je ne crois pas que la Russie ait "lâché" le Kosovo. Elle s'est bornée à exhorter au respect du droit international et n'a pas donné suite aux appels de certains milieux serbes qui l'implorent d'envoyer ses troupes. Elle se contente, pour le moment, d'observer les Occidentaux en train de démanteler eux-mêmes l'édifice juridique qui traduisait leur emprise sur la planète. La Russie a tout intérêt, bien entendu, à leur faire endosser la responsabilité de tout le chaos qui pourrait s'en suivre. Ses éventuelles représailles s'exerceront sur des terrains autrement plus significatifs que le Kosovo.
Quant à la Serbie, elle ne peut évidemment rien faire. Depuis sept ans, elle est gouvernée par un courant pro-occidental qui a fait table rase de l'ère Milosevic, notamment en démantelant une armée efficace qui avait tenu l'OTAN en échec: cela n'aura servi qu'à la ligoter lors de l'amputation. Dans cette crise, la Serbie est l'otage de sa propre naïveté. Le réveil a commencé, et il jettera cette nation dans les bras de la Russie. Il se pourrait donc que la "conquête" du minuscule Kosovo marque l'ultime expansion de l'UE et de l'OTAN avant le gel des positions et le retour à la guerre froide.
Quels sont, selon vous, les enjeux internationaux de cette crise somme toute très locale?
Il faudrait cesser de tourner autour du pot et dire au public pourquoi les Américains ont entraîné leur camp dans une entreprise aussi risquée. Ce n'est pas pour assurer le bien-être et l'indépendance des Kosovars. La raison tient en un mot, que les médias évitent autant que possible de prononcer: "Bondsteel". Il s'agit d'un camp retranché, construit dès l'occupation de 1999, qui est aujourd'hui la plus vaste base militaire des Etats-Unis hors de leurs frontières. Le Kosovo est riche en minerais stratégiques et se trouve sur le chemin d'un important oléoduc à venir. C'est une étape clef de la conquête du Moyen-Orient et de ses ressources pétrolières, objectif militaire et stratégique affiché du bloc atlantique. Les arguments démocratiques et humanitaires ne sont hélas, une fois de plus, que le masque d'une politique impériale assez classique.
Les nombreuses églises et couvents orthodoxes brûlés au Kosovo ces dernières années par les albanophones traduisent-ils une haine profonde, voire culturelle et religieuse des Serbes? Cela signifie-t-il qu’une coexistence entre les deux communautés ne sera pas possible avant très longtemps?
Le rapport publié après les émeutes de 2004 par Mikhaël de Thyse, expert de la Direction de la culture et du patrimoine du Conseil de l'Europe, était accablant: plus de 150 lieux de culte détruits par le feu et l'explosif dans une zone qui comportait, jadis, la plus forte densité d'édifices chrétiens au monde. Et ceci, sous les yeux des forces d'occupation de l'OTAN! Sachant que les contentieux albano-serbes ne datent pas d'hier, et qu'ils ont toujours été attisés par les "protecteurs" étrangers des uns et des autres, il conviendrait plutôt de s'interroger sur les intentions et la responsabilité de ceux qui ont permis cette éradication systématique de toute une culture. Pourquoi récompense-t-on aujourd'hui des crimes qui auraient envoyé leurs auteurs au tribunal de La Haye, s'ils avaient été commis par des Serbes?
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