lundi 9 avril 2007

Le visage de Georges Haldas


Adapté de la Postface à la Légende de Genève (1996)


Il était convenu que la Légende de Genève, à l’instar de la Légende des Cafés, serait un itinéraire illustré. Mais comment illustrer ce va et vient perpétuel entre la vision et la mémoire, où la Genève actuelle ne sert que de cadre et de prétexte à la résurrection de la « ville intime », de cette empreinte indélébile qui accompagne l’œuvre de Georges Haldas, et qui n’existe devant nous que par le prodige de l’évocation poétique ? De quelles images peut-on revêtir cette architecture de mots ?
Il eût été possible d’agrémenter le cheminement de Haldas de documents d’époque, gravures, photographies ou cartes postales, l’archéologie des formes venant compléter l’archéologie des sensations. C’est en somme ce qui fut fait dans la Légende des Cafés. Mais en lisant le manuscrit de Genève, j’ai cru que l’auteur me décrivait, sous d’autres cieux et d’autres noms, les rues, les sons et les ombres de ma propre ville natale, bien éloignée d’ici et bien différente de la « Rome protestante ». Jamais personne n’a pu faire partager à autrui ses souvenirs ou ses rêves. Pourtant, à des dizaines d’années et des centaines de kilomètres de distance, c’est bien un même rêve ancien que les mots de Georges Haldas ont déterré et fait revivre. Ce lien organique avec les quartiers qui vous ont vu naître et grandir, ce mariage irrécusable avec la lumière des années d’innocence et de mystère, assez forte quelquefois pour éclairer toute une vie, sont au cœur même de l’œuvre de Haldas. Par l’évocation inlassable de son paysage intérieur, Haldas a su isoler cette lumière, lui conférer une existence autonome, en faire un moyen de connaissance de soi et du monde. Si bien que derrière chaque ligne sur la Genève de jadis, c’est la Ville Natale de tous qui surgit.

Fort de cette découverte, j’ai voulu voir avec les yeux de Haldas cette ville qui est la sienne, et qui par la prodigalité de son génie poétique est aussi, désormais, un peu la mienne. J’ai espéré pouvoir traduire cette étrange communion par la photographie, ou du moins apporter un témoignage sur le cadre où ce miracle s’accomplit.
Ainsi, trois ou quatre matins de l’été 1996, nous nous sommes retrouvés au Café de la Paix, première station de Haldas dans sa journée de travail. Nous prenions un café et nous sortions épier la venue du jour dans les quartiers qu’il connaît et qu’il aime. L’aube est son heure. Les bruits sont nets, espacés et claquants, l’esprit alerte. La lumière est précieuse, non parce qu’elle se dérobe, mais précisément du fait qu’elle s’amasse et que chaque minute qui passe accentue la menace de saturation et de platitude. A huit ou neuf heures du matin, notre séance de photographie courait déjà le risque de se transformer en ronde touristique. Nous rentrions boire un dernier café, j’en profitais pour capturer clandestinement quelques atmosphères de bistrot.
La recherche de l’anecdote visuelle et de la composition soignée n’avait donc pas — faut-il le préciser ? — un rôle prépondérant dans ces prises de vue. De même, le choix des photographies n’illustre guère l’itinéraire suivi dans le livre, ni ne rend justice à toutes les beautés matinales de Genève. Il ne restitue, pour l’essentiel, que les quelques « minutes heureuses » que le photographe a connues en suivant les pas de l’écrivain.
L’on s’étonnera peut-être de voir de nombreux portraits de Haldas dans un livre dont une ville est le personnage principal. Mais Genève est sans doute, depuis le siècle dernier, l’une des cités européennes qui ont le plus radicalement changé d’esprit. En cherchant dans la ville moderne des signes, des traces, des évocations de la Genève populaire et chaleureuse de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent, j’ai dû me rendre à l’évidence que cette ville-là ne vivait plus que dans les livres et la mémoire de Haldas. L’auteur lui-même m’a avoué ne plus reconnaître certains quartiers qui lui furent pourtant si familiers. La ville puritaine et paillarde, retranchée derrière ses remparts et ouverte au monde entier, cette ville à l’esprit si particulier et si paradoxal, est enfouie aujourd’hui sous une métropole d’affaires aussi dépourvue de saveur qu’un aéroport international. Seule la lumière, imperturbable, continue de tomber selon ses inclinaisons saisonnières sur les toits et les murailles de la cité de Calvin. Et seuls quelques témoins vivants nous rappellent encore ce que fut l’âme de Genève. Haldas, le chroniqueur, est le premier d’entre eux. Il n’y a pas plus d’impudeur à publier des portraits de lui que de reproduire des vues du mur des Réformateurs ou de la cathédrale Saint-Pierre. Car il fait désormais lui-même partie de la légende de Genève.
Slobodan Despot



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