mercredi 9 mars 2005

In memoriam: Régine Säuberli

Régine Säuberli s’est endormie ce soir, à 7 h et demie. C’est sa cousine, Dany, qui vient de me l’apprendre, d’un ton égal. Quel âge avait-elle? Plus de 90 ans, sans doute. Elle était fatiguée de vivre, elle est partie paisiblement, m’a-t-elle dit. Soit. J’éprouve néanmoins une grande perte. Non tant celle d’une personne que une époque. L’époque de la vaisselle en argent, des grandes chasses et de la grande éducation... Ils n’avaient rien, elle et son Sam, de si attachant: une vie de gens riches, sans enfants, assez égoïste et banale. Néanmoins, ces manières exquises les rachetaient. On était bien, chez eux. On pouvait tenir une conversation sur n’importe quel sujet. Il y avait de l’esprit. Et puis aussi: un certain sens de la place que devaient occuper les choses. Ce sens qui faisait que les défauts personnels passaient, d’une certaine façon, au second plan.
Tout ce qui s’est perdu. Nous n’entendrons plus cette conversation, avec cet accent gouailleur à la Arletty. Nous ne reverrons plus ces habits taillés sur mesure, dans des tissus d’une qualité que nous n’imaginons plus (je me rappelle ces chemises que Sam m’avait données, et que Babala avait retaillées: de la popeline comme de la soie, dense, souple, inusable...). Nous ne connaîtrons plus la saveur très particulière de l’oisiveté qu’ils pouvaient cultiver...

Son conflit avec la M***, son ambitieuse et vulgaire voisine qui aura réussi à lui arracher sa maison en viager pour une bouchée de pain, résume entièrement la passation des époques. Pour Régine, il était des choses qui ne se faisaient pas. Pour M***, rien de tel. Aucune vergogne...

Noter encore ce détail avant qu’il s’efface. Ma mère et moi avions fait les démarches qui avaient permis de sortir Régine de l’asile de vieux où la M*** avait réussi à la placer, avant de s’attaquer, de son vivant encore, à la réfection de son “butin”, la villa Sainte-Anne. (Elle s’est endormie parmi ses meubles: c’est son bonheur et le nôtre!) Mère me décrivait Régine après son attaque: une personne “déconnectée”, qui avait perdu ses facultés d’expression, n’en gardant que quelques interjections mondaines: “pensez-vous!” “qu’est cela?”, “je vous en prie”, etc, qu’elle employait à tort et à travers. Ne lui restaient que les formules mécaniques inculquées par un savoir-vivre aussi fondamental, chez elle, que la respiration...

J’étais allé tourner, autour de leur villa, Jours de pluie, un court métrage aux ambitions poétiques, tout à fait incompréhensible. La poésie que dégageait ce monde m’a toujours fasciné. Mais je n’ai jamais réussi à la cerner ni à la restituer.

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