dimanche 17 octobre 2004

Dans la nef insubmersible


C'est aujourd'hui la fête du despote Stefan Štiljanović, grand prince guerrier comme Alexandre Nevski, et dont l'icône est celle des Migrations de Tsernianski.
C'est la fête, aussi, de sa femme, qui prit le voile après la mort du héros et accéda à la sainteté.

Ma visite à la Fruška Gora ne pouvait tomber mieux! Arrivé au miraculeux monastère de Grgeteg sous pluie battante, resté pour le dîner du dimanche, reparti avec l'icône de St Panteleïmon sous le bras, heureux...
Une grande vérité m'est réapparue très clairement dans cette église, au milieu de ce peuple pauvre et harassé, si désarçonné qu'il ne sait même plus s'endimancher autrement qu'en enfilant un training propre... au bord de cette immense plaine fertilisée par les incendies et le sang humain, sous cette pluie de déluge qui semblait ne jamais devoir s'arrêter, sous ce "ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle" déjà enduré par Baudelaire.
La vérité... Elle n'a jamais été, ne sera jamais objet de connaissance rationnelle. Elle est apparue comme une perception instable, fulgurante, et aussi comme l'incarnation passagère, dans la réalité visible, d'une entité abstraite, géométrique, intangible dans le monde matériel, et pourtant évidente: une sorte de centre de gravité, simple point médian qui détermine tout le mouvement d'un objet. Comment la définir mieux? Comme l'intersection d'au moins deux nécessités absolues?
Voici de quoi elle était, tout à l'heure, l'intersection: de la lumière tenace des cierges et des veilleuses, entretenue en ces lieux, contre vents et marées, depuis leur fondation; des regards sereins des grandes icônes sur le pourtour; du chant des moniales; du souvenir, c'est à dire de l'histoire apprise dont je me suis approprié comme d'un vécu; de l'aspect de ces ouailles, arborant les accoutrements et l'attitude de l'humanité nivelée à son stade ultime, ne sachant plus discriminer entre tenue de travail, tenue de loisir et tenue d'apparat, ni adopter les contenances respectives...
Tout cela était là, ensemble, et j'ai vu que cet ensemble serait "là" jusqu'à la fin des temps. Que les gouvernements pouvaient changer, les frontières se remodeler, les générations se dérouter... Et que cela tiendrait quand même.
Pourquoi?
Parce que, d'abord, si l'Evangile a un message clair, c'est: la quantité le cède à la qualité.
Qu'ils restent trois là-dedans, et la liturgie sera aussi importante et aussi belle.
Parce que si ces prolétaires absolus s'accrochent encore, un dimanche pluvieux, aux rites de Saint Jean Chrysostome, c'est qu'ils n'en décrocheront plus. La modernité a atteint son apogée dans les "trente glorieuses": on était récompensé de ne croire en rien. Aujourd'hui, on n'est plus récompensé de rien, uniquement insulté, trompé, battu. La comète nous a frôlés, elle s'éloigne désormais, pour des lustres. Nous reportons le regard sur notre glèbe, nous demandons explication, en tout cas consolation.
Ces gens sont tellement harassés, tellement enlaidis, tellement privés d'espoir par le monde où ils vivent, que pour les détacher de ce rite antique il faudra tous les martyriser.
Or le martyre est la couronne des croyants et le premier aliment de l'Eglise. C'est cynique, mais mathématiques: les martyrs de 1941-45, privés même de sépulture, comprimés sous terre, ont fini par faire séisme, éruption, dans les années 90. Ils ont éveillé des millions d'homo soviéticus, dont le diable lui-même ne s'occupait plus, tant ils lui étaient acquis. Et voilà qu'il faut déployer aujourd'hui un arsenal d'iniquités pour tenter de les contenir. Et le cycle du moteur — injection, allumage, expansion —  est sur le point d'être réamorcé. D'une manière sans doute moins spectaculaire que dans le cycle précédent, mais non moins efficace.
Pour peu, donc, que le dogme et les rites restent inchangés (et ils le restent), cette nef continuera de voguer, sans s'occuper de la mer ni des vents alentour. Ou alors, elle sera martyrisée. Mais alors son adoration se poursuivra dans un autre royaume. Elle est condamnée à triompher...

Cette vérité est aussi évidente qu'un théorème, c'est presque ridicule. C'est ce qui explique l'étrange et sarcastique décontraction de nombre de nos moines et théologiens face aux vicissitudes du temps. Qu'importe? Dans la mesure où la destination est comprise dans la traversée — elle lui est simultanée, synchrone —, seul se maintenir à flot importe. Tout notre destin est entre nos mains! Tout!

D'où le secret de la lutte spirituelle selon les Béatitudes: non, ne lèse pas celui qui t'a lésé. Au contraire, facilite-lui la vie. Offre-lui les meilleures conditions possibles pour l'accomplissement de son propre destin. Moins il aura d'alibis et plus il tremblera au jour dernier...
Tendre l'autre joue n'est masochiste qu'aux yeux des incroyants. Lorsqu'on comprend la vision du monde des croyants, cela s'avère n'être qu'une tactique. Tendre l'autre joue, c'est tendre un miroir. C'est retourner l'épée de l'autre contre lui-même. C'est du judo!
C'est si efficace que c'est presque malhonnête. Qui sait pourquoi il tend sa joue, celui-là est indifférent à l'issue de l'altercation: il gagne à tous les coups!
Et voilà d'où elle vient, notre insupportable désinvolture. Voilà la source de notre impitoyable humour!

On rit. Mais tout cela recouvre un incroyable secret, inaccessible et pourtant si simple...

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