mardi 18 novembre 2003

Adieu, cachalot!


In memoriam Yves Perretten, 1962-2003.

Nicolas m'a annoncé ce soir au téléphone que notre ami Yves Perreten était mort. A quarante et un ans, d'un infarctus. Lui-même l'a appris par un faire-part dans la presse.

Nous sommes stupéfaits et idiots. Mais je ne suis pas assez hypocrite pour me dire surpris.
Voici plus d'un an, Nicolas avait organisé une rencontre. J'espérais que nous pourrions reprendre, même en mode mineur, l'une de nos formidables beuveries de jadis, qui nous libérerait et qui suspendrait le temps. Yves n'était pas venu. Nous nous sommes fait un peu de mauvais sang, puis nous nous sommes retournés à nos cascades d'obligations petites et grandes.
Avec Yves, il était difficile de se retrouver. Il allait de dépression en dépression, disparaissait sans traces, refaisait surface brièvement comme le cachalot monte se remplir les poumons avant de replonger. Son travail dans les assurances était moins qu'alimentaire: expiatoire. Ses liaisons féminines, dans mon souvenir, étaient décevantes. Il était seul, toujours seul. L'époque où il vivait ne voulait pas de lui, et il le lui rendait bien. Jazzomane enragé, ronchon immense, camarade sans façons, il n'avait que nous, les copains. On buvait beaucoup: pour notre salut, et surtout le sien. A dix-huit ans déjà, nous savions que, pour lui, ce n'était pas de la blague.
C'était au temps du lycée, à Saint-Maurice. On braillait et l'on délirait. L'avenir et les notes, on s'en foutait. Les heures de classe servaient surtout à récupérer de la veille. Il représentait pourtant, dans cette institution antique, une espèce de potache déjà rare, et peut-être disparue avec lui. Il pouvait massacrer son latin et se moquer de Claudel, mais c'était par familiarité. Claudel et le latin étaient de son monde, où il préférait néanmoins entendre le vieil argot et lire Rabelais. Alors que pour les autres, la grande majorité, ce n'étaient que matières à apprendre, qu'enquiquinages sur la trajectoire rectiligne les menant aux déserts de l'âge de raison.

Son coeur s'est arrêté. Tout seul, je l'espère. Il était assez grand, son coeur, pour savoir ce qu'il avait à faire. Il avait été comprimé toute sa vie, comme un levier de montre. Il a dû jaillir de son petit boîtier avec un bruit sec. Mon braillard était si doux, si pudique, avec son héritage vaudois, qu'il avait toujours aidé les autres à réduire son gros coeur dans un corset trop étroit.

Son coeur s'est arrêté, je n'en suis pas surpris, et pourtant je ne peux l'admettre. J'ai une dette. Lors d'une de nos noces comiques et graves, je lui avais fait serment de lui acheter la voiture de ses rêves — une Studebaker — sitôt que j'aurais gagné mon premier million. Il était amoureux, Dieu sait pourquoi, de ces autos légendaires de South Bend, Indiana. Pour la première fois, je regrette de n'être pas devenu riche.

Mais voici: une ligne brève sur l'édition internet du Nouvelliste vient me confirmer son départ. J'ai inscrit son prénom et son nom dans une fenêtre de recherche, et n'ai eu pour réponse que cette page funéraire. Est-il possible, mon vieux Yves, que tu partes sans laisser d'autres traces? Que ton sel et ton poivre n'aient épicé d'autres pages que celle-là?

Puis-je au moins te garder un peu auprès de nous par ces quelques souvenirs?

Te voici, au fin fond de ma mémoire, qui photographies les vieilles locomotives «  crocodiles » en gare de Saint-Maurice, énergumène chassant des papillons de ferraille devant les collégiens médusés.
Te voici, seul, un soir, au micro de Radio-Chablais. Tu y tenais une chronique de jazz, puisant tes programmes dans ton immense discothèque. J'étais venu te chercher au studio. Tu commentais avec flamme la septième ou huitème version de Tea for Two que tu venais de passer d'affilée. Pour qui? me demandais-je. Qui, à l'autre bout des ondes, saura percevoir et partager ta joie profonde et subtile? Qui t'aura écouté jusqu'au bout?
Nous voici tous deux dans un cabaret, un an ou deux plus tard. S'y produisait un groupe de jazz avant-gardiste bien connu dans la région. Y sommes-nous restés dix minutes? Lorsque le trio a entamé ses phrasés vacillants, tu as viré au rouge, réclamé un revolver. Puis tu es parti, faisant basculer ta petite table au nez du public, rugissant: «  Ah, mais on ne m'avait pas prévenu que les cuivres, ça devait s'accorder !» 
Et puis: ton heure de gloire, au café des Philosophes, en face de l'Institution. Nous avions torché une satire contre un professeur qui se prenait trop au sérieux. Les classes de terminale se pressaient au complet, après les heures, dans cette arrière-salle où tu tenais ta parodie de cours. La victime elle-même n'avait pu s'empêcher de paraître. Tu improvisais comme un Silène frappé d'éloquence. Tu avais dérouté toute l'histoire de la philosophie vers le burlesque et le bouffon, tel Hercule déviant son fleuve pour décrotter les écuries d'Augias. Tu irradiais!

Mon vieux, mon cher Yves. Tu nous étais resté fidèle. C'est nous qui avions fini par pactiser avec ce monde froid que tu rejetais, celui des ordinateurs et des carrières. Pour éviter le pathos et les dilemmes, ton coeur a tiré la révérence sans que tu le lui demandes. Chapeau!

Mémoire éternelle!

Slobodan.



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