lundi 22 octobre 2012

Basses vérités

Alors que le célèbre cinéaste russe Nikita Mikhalkov tourne discrètement son prochain film sur les quais du Bouveret, je me délecte à la lecture des souvenirs de son frère aîné, Andreï Kontchalovski. Lui-même réalisateur surdoué de certains des plus grands films soviétiques d’après-guerre — Le Bonheur d’Assia ou La Sibériade  —, Andréï a suivi une trajectoire très différente de celle de Nikita. Sceptique, épris d’indépendance, son mariage avec une Française lui permit dès les années 60 de voyager en Occident. Il finit par s’établir en Californie où, après des années de galère, il tourna quelques films remarquables, tels Runaway Train ou Maria’s Lovers. Dans ces souvenirs, opportunément intitulés Basses vérités on découvre le portrait d’un homme égocentrique, séduisant, buveur, versatile, angoissé, érotomane — bref d’un pur artiste russe et d’un artiste tout court — brossé avec une honnête absence d’enjolivures. 

On y retrouve le quotidien accablant d’un régime totalitaire, fait de privations et de suspicion, et pourtant parcouru de surprenantes plages de laisser-aller. On y partage les espoirs et les terreurs d’une génération brillantissime — du pianiste virtuose Vladimir Ashkénazi au génial Andréi Tarkovski, tous deux camarades de classe — que les carcans soviétiques ne parviennent plus à juguler. On y suit du bout du doigt les craquelures qui aboutiront, quelques années plus tard, à la perestroïka. Le tout est émaillé d’une improbable galerie de portraits : les hommes et — surtout — les femmes qui auront croisé cette existence passionnée. Sa relation malchanceuse avec Macha Méril. Les grandeurs et les manies de ses pairs illustres: de Sica, Buñuel ou Coppola. La Rolls volée de Gina Lollobrigida. Les subtiles débats sur le tempo avec Tarkovski qui éclairent soudain les mystérieuses lenteurs de Stalker ou de Nostalgia. Bref, la petite et la grande histoire du septième art à son apogée et à la veille de son nivellement tragique par la dictature du box-office…

Kontchalovsky

Kontchalovski eut une relation profonde et providentielle avec Shirley MacLaine, qui le sauva au bord de la dépression. Car ce grand artiste soviétique, à Hollywood, n’était plus rien. Ses films «américains», malgré leur qualité, donnent l’impression d’un talent gaspillé. Les partitions du cinéma à gros budget étaient des comptines sous les doigts d’un Chopin.

Pendant ce temps, son frère cadet, moins intransigeant, bâtissait une œuvre d’envergure nationale, frôlant parfois le cliché, mais empreinte d’une émotion et d’un souffle où tout un peuple a fini par se reconnaître (Le Barbier de Sibérie). Il peignait une humanité telle qu’elle aurait dû être, alors qu’Andréi, moins entraînant, la montrait telle qu’elle était. La destinée parallèle des frères Mikhalkov-Kontchalovski est une prodigieuse allégorie du XXe siècle et des relations équivoques entre art, société et pouvoir. Hélas, le livre essentiel qui la résume n'a jamais été traduit en français!

Le Nouvelliste, 20 octobre 2012.

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