Le sens du trafic
Berlin n’est, comme le décrivait un de ses écrivains, qu’une enclave urbaine cernée par la steppe et les loups. Durant un demi-siècle, son isolation fut encore aggravée par le morne désert de la RDA communiste. C’est dire l’importance de ses ponts aériens.
Les Berlinois étaient fiers, à juste titre, de leur bel aéroport de Tegel, construit vers 1965. A 8 km seulement du centre ville, son terminal en hexagone avait été bâti autour d’une boucle routière, formant de la sorte un véritable « drive-in » où l’on pouvait se faire déposer quasiment au pied des avions, disposés en étoile. Une trentaine de mètres seulement vous séparaient de l’envol, check-in et contrôles compris. C’étaient les années soixante : au nez et à la barbe des totalitaires, l’Occident pavanait son idéal de liberté au travers de cet art hautement symbolique qu’est l’architecture. A l’Est, la stagnation, la bureaucratie, les passeports intérieurs et les trains délabrés ; à l’Ouest, le monde entier à quelques heures de vol, sans tracas ni formalités. Une utopie réalisée !
Une utopie, mais aussi un montage de propagande destiné à faire barrage aux sirènes du collectivisme.
Nous voici en 2012 et Tegel va fermer dans quelques semaines. Le bloc soviétique a disparu, Berlin est réunifiée, le modèle occidental triomphe. A la place de la confortable aérogare, symbole d’une époque révolue et qui doit s’en aller avec elle, tout comme les statues de Lénine, voici ce que la pensée libérale nous propose : le mastodonte de Berlin-Brandebourg, un complexe industriel destiné à traiter jusqu’à 50 millions de passagers par an. Son dessin est fonctionnel, gris, sans grâce ni joie : le mot « carcéral » s’impose de lui-même. Des kilomètres de couloirs à parcourir — à l’aide de trottoirs roulants, bien entendu.
Tegel aurait encore pu servir, mais son concept, paraît-il, est devenu incompatible avec les normes de sécurité du XXIe siècle. Les architectes l’avouent : ce n’est pas la fluidité et la rapidité qu’on recherche désormais, mais leur contraire. Des goulets d’étranglement sont indispensables pour filtrer et fouiller les terroristes en puissance que nous sommes tous désormais. De même que les allées labyrinthiques jalonnées d’échoppes pseudo-détaxées, explicitement destinées à financer le mastodonte en soutirant à chaque usager des faux frais devenus quasi inévitables, délais et queues aidant.
En 1965, l’infrastructure était conçue pour servir les gens. En 2012, les gens sont conditionnés pour justifier l’infrastructure. Pourvu qu’on leur parle de « modernité », de « terrorisme » et de « sécurité », ils acceptent n’importe quoi. Même de baisser la culotte pour partir en week-end.
A Berlin, point focal d’une titanesque confrontation des mondes, nous mesurons avec précision le chemin parcouru depuis la fin de la Guerre froide. Nous n’avons pas vaincu le dressage totalitaire et paranoïaque : nous l’avons intégré !Le Nouvelliste, 11 avril 2012.
Les Berlinois étaient fiers, à juste titre, de leur bel aéroport de Tegel, construit vers 1965. A 8 km seulement du centre ville, son terminal en hexagone avait été bâti autour d’une boucle routière, formant de la sorte un véritable « drive-in » où l’on pouvait se faire déposer quasiment au pied des avions, disposés en étoile. Une trentaine de mètres seulement vous séparaient de l’envol, check-in et contrôles compris. C’étaient les années soixante : au nez et à la barbe des totalitaires, l’Occident pavanait son idéal de liberté au travers de cet art hautement symbolique qu’est l’architecture. A l’Est, la stagnation, la bureaucratie, les passeports intérieurs et les trains délabrés ; à l’Ouest, le monde entier à quelques heures de vol, sans tracas ni formalités. Une utopie réalisée !
Une utopie, mais aussi un montage de propagande destiné à faire barrage aux sirènes du collectivisme.
Nous voici en 2012 et Tegel va fermer dans quelques semaines. Le bloc soviétique a disparu, Berlin est réunifiée, le modèle occidental triomphe. A la place de la confortable aérogare, symbole d’une époque révolue et qui doit s’en aller avec elle, tout comme les statues de Lénine, voici ce que la pensée libérale nous propose : le mastodonte de Berlin-Brandebourg, un complexe industriel destiné à traiter jusqu’à 50 millions de passagers par an. Son dessin est fonctionnel, gris, sans grâce ni joie : le mot « carcéral » s’impose de lui-même. Des kilomètres de couloirs à parcourir — à l’aide de trottoirs roulants, bien entendu.
Tegel aurait encore pu servir, mais son concept, paraît-il, est devenu incompatible avec les normes de sécurité du XXIe siècle. Les architectes l’avouent : ce n’est pas la fluidité et la rapidité qu’on recherche désormais, mais leur contraire. Des goulets d’étranglement sont indispensables pour filtrer et fouiller les terroristes en puissance que nous sommes tous désormais. De même que les allées labyrinthiques jalonnées d’échoppes pseudo-détaxées, explicitement destinées à financer le mastodonte en soutirant à chaque usager des faux frais devenus quasi inévitables, délais et queues aidant.
En 1965, l’infrastructure était conçue pour servir les gens. En 2012, les gens sont conditionnés pour justifier l’infrastructure. Pourvu qu’on leur parle de « modernité », de « terrorisme » et de « sécurité », ils acceptent n’importe quoi. Même de baisser la culotte pour partir en week-end.
A Berlin, point focal d’une titanesque confrontation des mondes, nous mesurons avec précision le chemin parcouru depuis la fin de la Guerre froide. Nous n’avons pas vaincu le dressage totalitaire et paranoïaque : nous l’avons intégré !Le Nouvelliste, 11 avril 2012.
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