Duende
L’ancien footballeur anglais David Icke a gagné son titre de champion du monde des conspirationnistes en soutenant dans ses conférences que nous étions gouvernés par une élite de lémuriens qui auraient colonisé la Terre depuis la nuit des temps. La Reine-Mère, non contente de ses origines allemandes, serait ainsi un lézard vieux de deux siècles et mangeur de chair humaine.
Peut-être. Rien ne doit nous surprendre, comme l’on disait dans l’armée yougoslave juste avant sa dislocation.
Je connais, moi, une autre conjuration, reliant une autre élite éparpillée aux quatre coins du village global. Ses membres se reconnaissent à des signes discrets mais qui ne trompent pas. Ils — et elles, n’ayez crainte Mesdames — ont tellement aimé les livres d’aventures de leur jeunesse qu’ils ont fait de leur destin une «bibliothèque verte». Ils connaissent la valeur du temps, aussi n’en sont-ils jamais avares. Ils font de leur travail un art. Ils savent que rien ne peut nous arriver sinon la mort, laquelle ne fait même pas mal. Ils sont des seigneurs égarés dans la fourmilière. Une sacoche-cabine attend, prête, au pied de leur bureau, pour leur permettre de changer de vie sans devoir retourner chez eux. Les gens sérieux et déjà morts les traitent d’éternels enfants.
Ce sont d’anciens soldats, des luthiers, des romancières ou des sujets du roi patagon, mais nul ne tient le registre de cette fraternité-là. A quarante ans passés, je m’aperçois que ma vie n’a jamais eu d’autre but que de la retrouver.
L’un d’eux, appelons-le Pantos, fut officier dans la Légion. Je le retrouve à l’occasion dans des capitales insolites où nous explorons des affaires que les prudents et les rassasiés dédaignent. Nous voici célébrant le printemps sur l’une des plus agréables terrasses d’Europe.
Il me parle de ses incursions nocturnes en hélico, tous feux éteints, sur le territoire des fiers Afars de Djibouti, que la Légion soutenait en douce dans leur guerre contre les Somalis. Conciliabules d’yeux écarquillés autour d’un feu de camp, dans l’odeur du cabri grillé et la fièvre érotique que vous procure la mastication du khat. Passe l’ombre du Crabe-Tambour, l’inoubliable capitaine Willsdorf de Pierre Schendoerffer, pris en otage par les tribus du coin et qui devint leur chef de guerre.
Il me parle de son ami l’éminent diplomate mauritanien qui se vantait d’avoir recouvert la vue de ses trente ans grâce à une poudre urticante qu’il avait achetée à une vieille au marché de Bamako.
« Et… il se l’était versée dans les deux yeux? A la fois?
— Oui. Pendant un quart d’heure, il a cru avoir fait la connerie de sa vie. Puis ça a passé.»
Comment qualifier cet univers parallèle à mille lieues de l’hospice qu’est devenu l’Occident? Un vieux terme espagnol me vient, mis à l’honneur jadis par Garcia Lorca. Duende. Ce «charme mystérieux et ineffable» que véhicule le flamenco, ainsi que toute expression fulgurante et vraie. Duende, le démon qui nous garde, dans la vie comme dans l’art, de verser dans l’imposture.
Peut-être. Rien ne doit nous surprendre, comme l’on disait dans l’armée yougoslave juste avant sa dislocation.
Je connais, moi, une autre conjuration, reliant une autre élite éparpillée aux quatre coins du village global. Ses membres se reconnaissent à des signes discrets mais qui ne trompent pas. Ils — et elles, n’ayez crainte Mesdames — ont tellement aimé les livres d’aventures de leur jeunesse qu’ils ont fait de leur destin une «bibliothèque verte». Ils connaissent la valeur du temps, aussi n’en sont-ils jamais avares. Ils font de leur travail un art. Ils savent que rien ne peut nous arriver sinon la mort, laquelle ne fait même pas mal. Ils sont des seigneurs égarés dans la fourmilière. Une sacoche-cabine attend, prête, au pied de leur bureau, pour leur permettre de changer de vie sans devoir retourner chez eux. Les gens sérieux et déjà morts les traitent d’éternels enfants.
Ce sont d’anciens soldats, des luthiers, des romancières ou des sujets du roi patagon, mais nul ne tient le registre de cette fraternité-là. A quarante ans passés, je m’aperçois que ma vie n’a jamais eu d’autre but que de la retrouver.
L’un d’eux, appelons-le Pantos, fut officier dans la Légion. Je le retrouve à l’occasion dans des capitales insolites où nous explorons des affaires que les prudents et les rassasiés dédaignent. Nous voici célébrant le printemps sur l’une des plus agréables terrasses d’Europe.
Il me parle de ses incursions nocturnes en hélico, tous feux éteints, sur le territoire des fiers Afars de Djibouti, que la Légion soutenait en douce dans leur guerre contre les Somalis. Conciliabules d’yeux écarquillés autour d’un feu de camp, dans l’odeur du cabri grillé et la fièvre érotique que vous procure la mastication du khat. Passe l’ombre du Crabe-Tambour, l’inoubliable capitaine Willsdorf de Pierre Schendoerffer, pris en otage par les tribus du coin et qui devint leur chef de guerre.
Il me parle de son ami l’éminent diplomate mauritanien qui se vantait d’avoir recouvert la vue de ses trente ans grâce à une poudre urticante qu’il avait achetée à une vieille au marché de Bamako.
« Et… il se l’était versée dans les deux yeux? A la fois?
— Oui. Pendant un quart d’heure, il a cru avoir fait la connerie de sa vie. Puis ça a passé.»
Comment qualifier cet univers parallèle à mille lieues de l’hospice qu’est devenu l’Occident? Un vieux terme espagnol me vient, mis à l’honneur jadis par Garcia Lorca. Duende. Ce «charme mystérieux et ineffable» que véhicule le flamenco, ainsi que toute expression fulgurante et vraie. Duende, le démon qui nous garde, dans la vie comme dans l’art, de verser dans l’imposture.
Le Nouvelliste, 27 mars 2012.
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