Pourquoi pleure-t-on Steve Jobs?
Le vieux typographe n’en croyait pas ses yeux. C’était son dernier jour de travail et sa photocomposeuse s’en allait avec lui. Encombrante comme un orgue, il fallut bien trois hommes pour la déplacer. « Mais enfin… Ça vaut une véritable fortune ! » clamait-il, affolé. En réalité, nous étions chanceux : une organisation d’entraide avait bien voulu nous en débarrasser sans frais. En quelques mois, le précieux outil était devenu un objet encombrant.
La scène se passait voici vingt-trois ans, au début de mon travail dans l’édition. Elle était aussi cruelle que courante. La grosse machine fut remplacée par un jouet, un petit Macintosh au prix dérisoire. Et les vieux typographes, élite des artisans, firent place à des jeunes barbares mal formés qui ne savaient même pas que l’espace, en typo, se conjuguait au féminin.
Je me souviens nettement du premier jour où j’ai vu un Mac, dans le bureau d’un professeur. Avec sa souris, il avait ouvert une lettre affichée comme une page imprimée, vérifié les marges, lancé une impression. C’était magique ! C’était la lumière du jour dissipant les ténèbres des terminaux MS-DOS sur lesquels nous écrivions jusqu’alors, et qui rappelaient les écrans lugubres d’un sous-marin. Je m’en achetai aussitôt un pour mes traductions ; il tourne encore. Le Mac était mieux qu’une console, une consolation. Un univers intelligible et amical qui vous enveloppait tout en vous infantilisant un peu. Mais l’enfance n’est-elle pas l’âge de la liberté et de l’imagination ?
Steve Jobs avait créé davantage qu’un produit : un art de vivre. Il allait changer, à lui tout seul, notre interaction avec les machines, notre univers musical, nos habitudes de consommation.
Il y eut des années de vide — celles de son exil —, où Apple sembla une impasse luxueuse et tragique, telles la vidéo Betamax ou les voitures Saab. Même alors, je n’ai pas changé. Je ne pouvais me résoudre au kitsch oppressant, foireux et moralisateur du monopole Microsoft. Nos détracteurs avaient raison : la fidélité à Apple n’était plus alors qu’une affaire d’esthétique. Mais privilégier l’esthétique à l’utilité est justement une marque de civilisation.
Mais il revint et l’on eut l’i-Mac, explosion de couleurs dans un monde gris-beige. Le robuste système Mac OS X. L’iPod. L’iPhone. Au moment où ses inventions se dévoilaient sous les « oh ! » et les « ah ! » comme des cadeaux de Noël, il en était déjà très loin.
Aujourd’hui, la disparition de Bill Gates ne toucherait que quelques geeks. Celle de Jobs a fait pleurer les anonymes dans le monde entier. Ceux qui n’y voient qu’une dérive émotionnelle, une manipulation consumériste, devraient y réfléchir à deux fois.
Cet homme austère et peu mondain n’a jamais versé — publiquement — un dollar aux « charités » quand ses pairs rachetaient leur opulence à coups de millions ultra-médiatisés. Il avait la dent dure et la colère aiguë. Il avait abandonné ses études et se moquait des préjugés de l’establishment, des conseils du marketing, des réticences des techniciens. Perfectionniste, il contrôlait tout, du lissage des caractères à l’écran jusqu’à la forme des prises. Chaque produit Apple porte la marque d’une quête de simplicité absolue. A l’ère du nivellement statistique des offres et des goûts, Steve Jobs a réussi à insuffler à l’industrie une mystique altière et très personnelle. Il nous a légué l’espoir qu’un individu pouvait encore infléchir le destin d’un monde impersonnalisé. Ceux qui le pleurent portent le deuil d’un rêve d’humanité.
Le Matin Dimanche, 16.10.2011.
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