dimanche 7 novembre 2010

Bienvenue en Europe!

Et pourtant, je m’étais promis de parler culture. Des livres, des idées et des arts, bref de tous les jets de vapeur de cette planète qui frémit comme une bouilloire à deux ans de la fin du calendrier maya. 
C'était bien parti, voyez: « Chers lecteurs, saviez-vous que mon pays d'origine n’était pas seulement un baril de poudre, mais encore l'un des plus fervents salons de lecture du monde? » Eh oui: me revoici à la Foire du livre de Belgrade, 400'000 visiteurs pour une population comparable à celle de la Suisse… J'allais vous parler de ces éditeurs faméliques qui traduisent huit romans japonais en un an, des climats de la nouvelle littérature fantastique ou encore de la venue de tel écrivain et conseiller national boycotté chez lui mais qu'on publie gaiement dans ce pays qui lui donna l’« asile poétique »…
Eh bien non: j'en ai été détourné par un bout de papier froissé qu'un confrère venait d'éjecter de son stand. Intrigué, je dépliai la circulaire.  « Estimés exposants — y lisait-on —, nous vous rappelons qu'au Salon du Livre de Belgrade, comme partout ailleurs, vous êtes tenus de respecter la Loi sur l'édition, notamment en ce qui concerne votre obligation à vous retenir de toute publication ou manifestation de nature à offenser les droits confessionnels, nationaux, personnels et autres des citoyens, ainsi que leur dignité. » Salutations, tampon officiel. Froid dans le dos! Que nous serait-il resté de Shakespeare ou de Flaubert s'ils avaient dû complaire à un catalogue de sensibilités aussi vaste et aussi subjectif? 

J'ai connu ce salon en temps de guerre et sous un régime décrié. J’y ai vu des pamphlets antirégime, antiguerre, antitout, mais jamais une mise en garde pareille. Ni ailleurs, du reste. Certes, je n'ai pas encore visité le salon de Téhéran. 
« Qu’est-ce que ceci? » demandai-je à cet ami, éditeur de Mishima et de Max Frisch. « Notre ticket d'entrée en Europe », me répondit-il, cynique. Tel un cabotin de vaudeville, l'establishment serbe, qui fait le beau à la porte de l'UE, en fait trop. Débordé par les hooligans, voilà-t-il pas qu'il assied son autorité sur le milieu du livre, le seul garant historique de la liberté de pensée sous ces latitudes tourmentées. Quand l'autocensure préventive devient un "ticket" européen, il y a de quoi rester sur le quai.

Chronique du Nouvelliste, 29.10.2010.

1 commentaire:

Karl Haudbourg a dit…

"Quand l'autocensure préventive devient un "ticket" européen, il y a de quoi rester sur le quai."

J'adore. Cela est si vrai.