mardi 21 septembre 2010

Détour par Rome

Valais mystique
Détour par Rome

L'automne arrive et avec lui une nouvelle ronde de "Valais mystique". Je m'apprête avec une joie profonde à reprendre mon bâton de pèlerin et mon appareil photo pour repartir sur les sentiers de ce pays sublime. Comme avant tout départ, il m'a paru nécessaire de réviser le bagage, de resserrer les sangles et de mémoriser une vision d'ensemble de l'itinéraire. 

Echos d'un voyage
Voici un an s'achevait la première série de 24 balades dans des lieux valaisans qui nous avaient paru particulièrement inspirés — et inspirants. Un livre, Valais mystique, rendait compte de cette exploration entreprise avec la complicité du Nouvelliste. Les retombées en ont été nombreuses et véritablement étonnantes. Lettres, échanges, polémiques, visites, réclamations, balades avec des lecteurs… Dans les parages du Mur d'Hannibal au-dessus de Liddes, un désert rocailleux où je m'étais égaré, la signalétique a été refaite à neuf et des fouilles archéologiques semblent en cours. L'ermitage de la Chapelle du Scex, dont j'avais décrit le délabrement symbolisé par la statue décapitée de saint Amé, est désormais en travaux. Vanité d'auteur: et si la nouvelle vie de ces lieux saints était liée à mes articles? 
Mais il y a mieux et plus certain. J'ai eu la belle surprise de découvrir que le Valais avait des amoureux éparpillés aux quatre coins du monde. Du grand écrivain Jean Raspail à des randonneurs inconnus, les lieux mystiques valaisans ont fait surgir on ne sait d'où une foule d'âmes silencieuses et attentives qui ont trouvé en ces endroits le havre et le support de leur propre rêverie. Et puis, aussi, une classe particulière de fervents: athées, incroyants, anarchistes ou simples ronchons à qui le concept vague et non contraignant de "mystique" donnait enfin un alibi pour exprimer leur soif d'absolu comprimée par des idées triviales et désincarnées qui sont celles de notre modernité en fin de course.
Chargé de ces échos et de cette expérience, il est évident que je ne repartirai pas avec le même esprit que cet émerveillement candide qui m'a poussé jadis à la redécouverte d'un Valais oublié ou méconnu. Il me faut en tout premier lieu tenter de répondre à cette question qui revient avec insistance, tant chez les journalistes que dans les courriers reçus: que signifie le mystique pour vous?

L'envers du pouvoir
Comme bien des notions théologiques, il me paraît plus simple de définir la dimension spirituelle perçue dans les hauts lieux valaisans par ce qu'elle n'est pas. Ce n'est pas une doctrine, ce n'est pas une morale, ce n'est pas une cosmogonie, ce n'est pas… Mais plutôt que d'énumérer des mots, descendons de nos rochers et de nos forêts pour toucher du doigt ce que le Valais mystique n'est pas.
La semaine dernière, je me suis rendu pour la première fois de ma vie dans la Ville éternelle. A Rome, le siège de l'Eglise catholique et, tout à la fois, l'épicentre de toute notre civilisation, qui a étendu ses faisceaux et ses aigles impériales jusqu'à Paris, à Berlin et, désormais, au Capitole de Washington. Il m'aura fallu entrer au Vatican, toucher du doigt les imposants piliers de la colonnade du Bernin, place Saint-Pierre, pour éprouver dans son intégralité, c'est-à-dire charnellement, cette réalité dont je n'avais jusqu'alors qu'une perception intellectuelle. Sur la place écrasée de soleil, autour de l'obélisque, il n'y avait que des groupes épars et minuscules signalés par leurs ombres, comme dans les tableaux de Chirico. Le gros de la troupe — qu'on me pardonne l'expression — se massait au pied des colonnes en une queue interminable attendant d'entrer dans la Basilique. Sur la colonnade et le fronton de la basilique, les noms de St Pierre et du pape Alexandre VII en caractères solennels, romains. Devant celle-ci, des télévisions géantes d'une brillance remarquable — chefs-d'œuvre de technologie — n'affichaient qu'une mire: une retransmission venait sans doute de s'achever. On se serait cru au stade de Maracana, ou au concert des Stones. Bref, dans l'un de ces rassemblements géants de la société de masse.
Indépendamment des divergences confessionnelles, tout ceci m'était profondément étranger.  "Autant de mystique ici, me suis-je dit, que de mélodie dans une musique militaire". L'institution qui a longtemps monopolisé, pour le monde occidental, toutes les valeurs liées à la vie spirituelle, m'est apparue comme un immense oxymoron, une "obscure clarté", une contradiction dans les termes mêmes. Les attributs du pouvoir terrestre le plus écrasant prétendaient célébrer Celui dont le royaume n'était pas de ce monde. Au nom de Celui qui n'est qu'un visage rayonnant et qui parle au cœur de chacun, une mise en scène impersonnalisée, comme faite pour intimider l'individu et le pousser à se serrer tout contre la foule canalisée par les barrières, sans même demander où elle va. Seul visage autorisé, celui du Pape, vicaire du Christ dans un royaume qui n'est pas le sien. La place Saint-Pierre avait quelque chose de la place Rouge…
Comme Raspail l'avait si bien senti dans L'Anneau du Pécheur, son magnifique roman sur les papes d'Avignon, Rome n'a jamais changé. Si Avignon (ou Byzance) avait la légitimité apostolique, Rome a la légitimité impériale. Celle du centre, du siège, des siècles de pouvoir accumulé qui exercent une véritable force gravitationnelle sur tout ce qui passe à portée. 
Ce n'est pas le christianisme qui a conquis Rome, me suis-je dit, c'est Rome qui a absorbé le christianisme. Cela ou autre chose, peu importe pourvu qu'il y ait une religion d'Etat pour contrôler la multitude.
J'en étais à expliquer cela à mes compagnons de voyage lorsque nous fûmes abordés par une jeune et gaie religieuse d'origine valaisanne qui nous avait repérés à la langue. Son irruption si fervente m'a rappelé que la flamme intérieure est comme une plante vivace, poussant même entre les dalles de marbre. Mais que les torrents spirituels s'écoulent plus libres à mesure qu'on s'éloigne des centres du pouvoir humain. Lorsqu'il ne reste devant et autour de nous que le décorum de la nature et les vestiges inoffensifs de la culture qui nous a précédés et faits tels que nous sommes, nous pouvons accéder à cette foi libre et vagabonde qui fait de nous des mystiques.

(Le Nouvelliste, 18.9.2010)

Aucun commentaire: