Les filles de l'ogre
Ah, le joli mois de mai...
Pendant que les Américains, au nom de la lutte contre le terrorisme dans un pays qui ne les avait jamais attaqués, aplatissaient trois villages de terre crue, taillant en pièces 147 Afghans pauvres d’entre les pauvres, le TPI de La Haye triplait en appel la peine de l’officier serbe-monténégrin Veselin Šljivančanin pour des infractions aux Conventions de Genève liées à la guerre en Slavonie orientale, en 1991.
L’officier de l’ancienne armée yougoslave est coupable de... conscience. Il « devait obligatoirement savoir » que des prisonniers croates allaient être exécutés par des troupes paramilitaires serbes que du reste il ne commandait pas. Le voilà qui rempile pour 17 ans après une peine « club Med » de 5.
Il y a un peu plus de 17 ans, justement, que ces faits sordides se sont passés.
Depuis 17 ans, les commanditaires et financiers du Tribunal de La Haye ont déclenché une recolonisation brutale du monde. D’abord au nom de la protection des minorités (ex-Yougoslavie jusqu’en 1999) puis, comme il ne restait rien à protéger, c.à.d. à bombarder là-bas, sous l’étendard de la lutte contre le terrorisme sans frontières (depuis le 11 septembre 2001).
Depuis 17 ans, l’ensemble des structures hiérarchiques de l’OTAN, du lieutenant au chef d’Etat, a eu le temps de prendre conscience de ce que cette «lutte» signifie en termes d’infractions aux lois la guerre. Systématiquement, les «dégâts collatéraux» ont dépassé l’impact militaire — à tel point que les analystes sérieux se demandent si ce n’est pas ce dernier qui est collatéral. Le recours à l’uranium appauvri a définitivement pollué des régions entières de la Terre, allant du Kosovo à l’Afghanistan, en passant bien entendu par l’Irak. Les rafles et la torture ont été légitimées par la devise de tous les persécuteurs de l’humanité: « la fin justifie les moyens ».
Or, ces moyens, justement, ont fait du «camp de la démocratie et de la liberté» le plus grand criminel de guerre, le plus grand terroriste et le plus grand pollueur de la planète. Personne au monde ne brandit autant d’armes, ni ne tue autant, que ceux qui n’ont que paix et sécurité à la bouche. La véritable lutte internationale contre le terrorisme aboutira, si elle doit aboutir, à une alliance transcontinentale, transconfessionnelle et transpolitique visant à juguler militairement l’empire déchaîné, celui-ci fût-il présidé par un Noir ou une lesbienne.
Afin de détourner l’attention de ses sujets de l’horreur de ces moyens et des conséquences que le recours à ceux-ci ne manque pas d’entraîner (quel Anglo-Saxon peut encore voyager sans blindage dans le tiers-monde?), l’Empire leur sert une soupe continuelle, toujours identique et de plus en plus indigeste, sur ses fins, abstraites et de plus en plus lointaines: liberté, sécurité, démocratie. Démocratie, sécurité, liberté... Le tout illustré de procès en perruque où des commis de l’OTAN, installés à deux pas de son siège, jugent des boucs émissaires infiniment insignifiants.
La potion râpe de plus en plus, mais on s’en fout: ayant fait régresser ses citoyens au stade des oies, on peut désormais les gaver de force...
Du coup, nous qui faisons partie de la basse-cour, n’avons de choix qu’entre l’aveuglement volontaire et l’impuissance. En somme, nous jouons les filles de l’ogre, dans le Petit Poucet. La nuit, nous nous calfeutrons dans nos lits et essayons de dormir en perdant conscience que notre père sort dévorer de la chair humaine. Puis au réveil, pimpantes, nous le couvrons de bisous en l’assurant qu’il est le plus gentil des papas du monde. Hypocrites? Non: ligotées par le plus sacré des sentiments, la filiation. Comme les enfants d’un violeur en série ou d’un liquidateur de la Camorra. Car notre ogre n’est pas seulement l’aboutissement essentiel, en ligne directe, de l’évolution séculaire de notre civilisation — qui par malheur se fie superstitieusement à l’évolution —, il est aussi le père qui, à lui seul, garantit et protège notre confort extravagant.
Il n’y a donc aucune chance pour que la population occidentale brise ce lien. Elle attendra sagement que le Petit Poucet vienne substituer les bonnets de nuit pour être dévorée par son bien-aimé papa.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire