vendredi 14 mars 2008

Sous les roues du train

Dans la campagne grise entre Dole et Auxonne, soudain, notre TGV freine brusquement et s’arrête dans une puanteur de fer brûlé.
La voix suave-impersonnelle des transports de masse nous annonce un “arrêt pour accident de personne” d’un temps indéfini.
Le contrôleur sera plus explicite, il prendra même plaisir à étaler sa crudité: une pauvre femme a garé sa voiture devant un passage à niveau et s’est postée, debout, au milieu des rails. Le chauffeur a freiné au point de casser le bouton rouge, mais n’a rien pu faire. “C’était une dame d’une trentaine d’années. Enfin, d’après ce qu’on a pu voir, hein. On a dû aller ramasser les morceaux un peu partout”. Le fonctionnaire un peu sadique soudain devenu important...
Arrivent les flics, en képi. Le ramassage des morceaux est confié aux pompiers. Les voyageurs commentent: pas impatients, mais pas émus non plus. Un constat froid, quelques remarques.
Au wagon restaurant, c’est la ruée sur les sandwiches et les boissons. Un cuistre interpelle la serveuse: “vous allez faire une bonne journée, aujourd’hui, dites donc...” Elle: “Oui. Enfin non. Je ne suis pas à l’aise”. La malheureuse est très remuée, ses croque-monsieur noircissent.
J’observe les gens autour de moi: rien que des réactions fausses et inappropriées. Une inhumanité spontanée ou composée. On ne sait plus guère, me semble-t-il, éprouver une émotion vraie pour le sort d’autrui dans ces populations gavées d’émotivité publicitaire. Cela promet.
Mais songeait-elle, la suicidée, que son geste pousserait au moins un petit millier de Français à échanger quelques phrases? Qu’un chauffeur de train serait hanté par sa silhouette jusqu’à la fin de ses jours et que des pompiers devraient battre les buissons pour recueillir ses restes? Que tout un secteur du réseau bien huilé des trains à haute vitesse serait perturbé pendant trois heures? Que des dizaines de fumeurs supplieraient en vain le contrôleur de les laisser sortir en griller une?
Ici encore, un léger glissement dans l’inhumain: le contrôleur ne voulait rien entendre. “C’est ma responsabilité, c’est sur moi qu’on va tomber s’il vous arrive quelque chose”. Non pas: il peut vous arriver quelque chose de sanglant. Mais: il peut m’arriver quelque chose d’administratif, à moi. Les fumeurs ont dû attendre Dijon en couinant et rongeant leurs briquets.

A Dijon, on a encore attendu une petite heure. Il fallait remplacer le pilote et débarbouiller la gueule du train, maculée de chair broyée. La serveuse était à court de sandwiches. Enfin, la même voix suave-impersonnelle nous a annoncé le redémarrage du train.

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