vendredi 26 mai 2006

Entretien avec Eric Werner


A propos de La Maison de servitude

Q. : Vous êtes connu comme un penseur rationnel, voire rationaliste, de tendance libérale.
Vos précédents ouvrages traitaient essentiellement de sujets de philosophie politique. Vous vous appuyiez beaucoup dans ces livres sur des penseurs comme Machiavel, Clausewitz, Raymond Aron, ou encore Carl Schmitt. Ce nouveau livre, abordant la question du message chrétien, prend d’une certaine manière votre public habituel à contre-pied. Pourquoi ce livre ?

E.W. :
Je n’aime pas tellement l’expression de message chrétien. Il n’y a pas pour moi de message chrétien, il y a (ce qui est différent) une parole. Le christianisme institue un rapport à la parole. Pourquoi maintenant ce livre ? Dans une certaine mesure, précisément, pour essayer de faire le point dans ce domaine. Je ne suis ni vraiment croyant, ni vraiment agnostique. Plutôt agnostique, je dirais aujourd’hui, mais par ailleurs assez pratiquant, doublement pratiquant même, puisque j’assiste assez régulièrement à la messe, tout en participant de temps à autre aussi au culte protestant (lorsque j’ai de bonnes raisons de penser que le pasteur dira des choses intéressantes). C’est assez paradoxal. D’ordinaire c’est le contraire exactement qu’on entend. Les gens se disent croyants mais également non pratiquants ! Autre paradoxe, au moins apparent, mon agnosticisme au moins tendanciel ne m’empêche en aucune manière de me sentir en même temps très proche du christianisme. Beaucoup disent qu’on est soit chrétien, soit agnostique, mais difficilement les deux choses à la fois. Or je vis relativement bien cette situation. Cela tient au fait que j’ai cessé justement d’associer le christianisme à l’adhésion à certains dogmes. Je résume ici mon évolution personnelle depuis une dizaine d’années.

Q. : Comment caractériseriez-vous votre démarche ?

E.W. : J’aborde, il est vrai, les questions religieuses, mais je le fais à partir de la périphérie, autrement dit de l’histoire des idées, de la philosophie et de la littérature. Je ne sors donc pas de mon domaine de compétence propre. A vrai dire, on pourrait se demander où est le centre et où est la périphérie. Je viens de définir le christianisme comme la religion de la parole. La parole parle, et dans la mesure même où elle parle se communique à d’autres qui, à leur tour, se l’approprient pour la faire connaître ensuite à d’autres, etc. Voilà comment ça fonctionne. Dans cette perspective, la distinction entre le sacré et le profane perd beaucoup de sa signification. Il en va de même de celle entre la foi et la raison. La formule credo quia absurdum s’applique peut-être aux constructions théologiques traditionnelles (credo de Nicée, etc.), mais les Évangiles sont précisément très étrangères à de telles constructions. Je ne vois pas personnellement ce que les Évangiles auraient d’absurde ou d’irrationnel. Je les trouve, au contraire, très clairs, très transparents. On n’a pas besoin de lumières spéciales pour les comprendre. Il suffit de les lire d’un peu près, comme n’importe quel autre texte, en fait. Les Évangiles sont des textes comme les autres. De grands textes, certes, très certainement aussi des textes inspirés, mais on pourrait en dire autant des tragédies de Sophocle, des poèmes de Baudelaire, des romans de Proust ou de Dostoïevski. Tous ces textes ont en commun de renouveler notre vision de l’homme et de la réalité.


Q. : Dans l’Ancien Testament, la Maison de servitude désigne l’Égypte pharaonique. Dieu s’adresse au peuple juif en lui disant : Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. En quel sens employez-vous ce symbole ?
E.W. :
Je m’inspire ici d’une remarque d’Alain Besançon dans la préface qu’il a donnée au livre posthume de Jacques Ellul, Islam et judéo-christianisme. Alain Besançon relève à propos de l’islam que quand l’islam parle du Dieu créateur il omet complètement de rappeler que le Dieu de l’Exode se présente comme le libérateur de son peuple. Ce point ne l’intéresse pas, il passe à côté. Cette omission est effectivement significative, elle éclaire la nature profonde de l’islam dans ses rapports au judéo-christianisme. L’islam est une configuration réactionnelle, réactionnelle au sens où elle s’inscrit en réaction contre le processus émancipateur auquel s’identifie la Bible hébraïque, et à sa suite aussi l’Évangile. Il veut en revenir à la maison d’Égypte, au pays de servitude. La maison de servitude, c’est en fait l’islam lui-même. Il en est une reconstitution à l’époque moderne, en plus dur encore d’ailleurs. Il ne faut donc pas s’étonner de l’écho qu’il suscite à notre époque. Beaucoup de gens, en effet, ne rêvent qu’à une chose, en revenir à la maison de servitude. Ils sont fatigués de la liberté, n’aspirent qu’à en être débarrassés. Qu’à cela ne tienne, l’islam les en débarrasse. Il leur offre tout ce qu’ils désirent, des lois strictes et des peines sévères à ceux qui les enfreignent. Les gouvernants eux aussi sont séduits. L’islam leur facilite la tâche, c’est une idéologie qui leur convient.


Q. : Le sous-titre de votre livre est : réplique au Grand Inquisiteur. Qui est le Grand Inquisiteur ?


E.W. : Le Grand Inquisiteur est un concept global, il désigne les nomenklaturas occidentales actuelles, ce qu’Alexandre Zinoviev appelait, d’un autre nom encore, la supra-société (ou le supra-gouvernement). Le Grand Inquisiteur n’a évidemment rien de commun avec le Prince légitime traditionnel. C’est une tout autre figure. Le Grand Inquisiteur est un pur produit de la modernité, je dirais même de la modernité tardive, celle qui précède juste le passage à la post-modernité, mais tend en fait à se prolonger indéfiniment, comme je l’explique dans mon livre. Il est la forme que revêt le pouvoir à cette étape-là de l’évolution humaine, avant-dernière étape marquée par la mondialisation des échanges, l’immigration planétaire de masse, l’insécurité généralisée. Le Grand Inquisiteur ne doit pas être confondu non plus avec le Prince machiavélien. Tout comme le Prince machiavélien, le Grand Inquisiteur est un homme de pouvoir, il veut le pouvoir pour le pouvoir, mais ses méthodes sont très différentes de celles du Prince machiavélien. Son principal instrument est l’économie : panem et circenses. Il pousse au développement de la production et de la consommation, car il croit que les gens se laisseront ainsi plus facilement acheter. Ce n’est pas en soi un mauvais calcul, sauf que les désirs croissent toujours plus vite que les moyens de les satisfaire. Les gens ne sont donc jamais complètement contents de ce qu’on leur offre. Ils trouvent toujours matière à récrimination. La croissance économique se heurte aussi à certaines limites, d’ordre écologique notamment. Ni le Prince légitime traditionnel, ni le Prince machiavélien n’ont jamais été confrontés à ce genre de problèmes.

Q. : Que peut-on lui répliquer ?

E.W.
Un système productif où tout est sacrifié à la production n’est pas en lui-même très viable. Très vite il s’essouffle, avant, en règle générale, d’imploser, comme on l’a vu en 1989 à l’Est. C’est ce qui se passera très probablement un jour aussi à l’Ouest : il implosera. L’actuelle crise économique et écologique en est un signe avant-coureur. Pour avoir du pain, il faut préalablement avoir compris que l’homme ne vit pas seulement de pain. C’est le point fondamental. L’économie n’est pas à elle-même son propre fondement, c’est une erreur que de la croire. C’est une erreur également de croire qu’elle se suffit à elle-même. Non, elle ne se suffit pas à elle-même. Le Grand Inquisiteur le sait d’ailleurs très bien, il n’est pas idiot. Mais il vit au jour le jour, n’est donc pas réellement motivé à changer de comportement. Après moi le déluge.

Q. : A quoi bon alors lui répliquer ?

E.W. On ne s’adresse pas en fait au Grand Inquisiteur, on s’adresse aux victimes du Grand Inquisiteur, à ses victimes et à ses dupes, à ceux qui ont renoncé à leur liberté pour obtenir du pain en échange. On essaye de les démystifier, de leur montrer qu’ils ont conclu là un marché de dupes. On essaye… Il est très improbable qu’ils écoutent, mais on essaye quand même. Advienne que pourra.

Q. : Vous êtes issu d’un milieu protestant, mais vous êtes converti au catholicisme. Vous continuez de suivre la messe selon le rite traditionnel, et pourtant dans votre livre, vous proclamez la fin des rites et des lieux sacrés au profit d’une relation directe au Père par la parole vivante. Comment gérez-vous ces contradictions ?

E.W.
Il faut élargir le problème. Le problème est celui du rôle que peut jouer encore la tradition en régime post-traditionnel, lorsque l’homme accède à l’autonomie (ou commence à y accéder). Ce problème a été soulevé pour la première fois par Sophocle au Ve siècle avant notre ère, avec sa critique du personnage d’Œdipe. Œdipe a décidé de se passer de la tradition, et de s’en passer complètement. Il se veut autonome, complètement autonome. Mais il n’est pas encore prêt pour cela, son histoire même le prouve. Il a voulu brûler les étapes, et cela se termine mal pour lui. On pourrait en conclure que le mieux encore pour l’homme serait de renoncer à toute forme d’autonomie et de faire machine arrière, pour en revenir aux valeurs traditionnelles. C’est la position traditionaliste, celle que défend le devin Tirésias dans la pièce de Sophocle. Sophocle se montre, lui, plus nuancé. Il n’est pas par principe contre l’autonomie, mais il pense que l’autonomie ne se conquiert que progressivement. C’est une entreprise de longue haleine. Et donc, pendant un bout de temps encore l’homme aura besoin encore de s’appuyer sur certains éléments de la tradition. Un jour ou l’autre il pourra s’en passer, mais pour l’instant encore non. Il n’est pas assez mûr pour cela. C’est un problème de maturité, on pourrait aussi dire : de croissance spirituelle. L’homme doit grandir encore un peu, sans quoi il risque de lui arriver ce qui est arrivé à Œdipe. C’est ce que pense Sophocle, et je suis assez de son avis. Dans le débat entre Œdipe et Tirésias, je n’hésite pas, je suis du côté d’Œdipe. C’est Œdipe qui fondamentalement a raison, et non Tirésias. L’avenir lui appartient. Mais je veille en même temps à ne pas me couper complètement de la tradition. Car elle a encore son utilité. Elle maintient un certain nombre de repères. Mais je ne l’absolutise évidemment pas.

Q. : Les églises traditionnelles, avec leurs rites, coutumes et hiérarchies, ont-elle encore leur raison d’être ?

E.W. :
Le christianisme s’identifie aujourd’hui à la modernité chrétienne, autant dire qu’il vit désormais de sa vie propre. La pratique chrétienne se développe elle-même très largement aujourd’hui à l’extérieur des églises traditionnelles. Par pratique chrétienne, j’entends l’assistance au prochain (au sens large), mais aussi d’autres activités plus directement liées à la parole, en particulier le travail des « psys ». Dans cette optique, on peut effectivement se poser la question : Les églises traditionnelles ont-elles encore leur raison d’être ? A mon avis oui. Elles maintiennent un certain lien avec le passé. On vient de le voir, il est trop tôt encore pour qu’Œdipe puisse aujourd’hui déjà se passer, complètement au moins, de la tradition. Il ne le peut pas. D’où la nécessité d’assurer un certain lien avec le passé. C’est ce que font les églises traditionnelles. Mais c’est un rôle délicat. Vous avez parlé des rites et des coutumes. Personnellement les rites ne me gênent en rien, je vis même très bien avec, certainement mieux en tout cas qu’avec certaines cérémonies dépourvues de tout rite, où n’importe qui fait n’importe quoi. Je n’aime pas du tout ces choses. Mais je n’aime pas non plus l’attitude inverse, celle consistant à tout ramener aux rites, à les fétichiser, en quelque sorte, comme si le Verbe ne s’était fait chair que pour permettre aux gens d’accomplir un certain nombre d’actes répétitifs (c’est la définition même du rite). Les rites n’ont de sens que s’ils permettent d’aller au-delà des rites. Il en va de même des dogmes. Ils n’ont de sens que s’ils permettent d’aller au-delà des dogmes.

Q. : Et s’ils ne le font pas ?

E.W. : Eh bien, ils disparaissent. Hannah Arendt l’explique très bien lorsqu’elle parle de la mort de Dieu. Dieu n’est évidemment pas mort, cela ne veut rien dire, mais la manière dont on a pensé Dieu pendant des siècles, elle, ne convainc plus. Je suis complètement d’accord avec cette formule. Les dogmes ne se maintiendront, s’ils se maintiennent, que si on les prend pour ce qu’ils sont, à savoir de simples formes symboliques, des métaphores autrement dit. En tant que symboles (ou métaphores) ils renvoient à autre chose qu’eux-mêmes, à ce qu’ils symbolisent justement. Car derrière le symbole il y a la chose symbolisée. C’est vers la chose symbolisée qu’il faut aller (en l’occurrence la parole). La nouvelle pensée chrétienne s’inspire très largement de ces principes.

Q. : On perçoit en Occident une inquiétude de plus en plus répandue quant à la survie même de la civilisation que l’Occident a instaurée. L’exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines de la planète génère des catastrophes en tout genre et des mouvements migratoires massifs. La population autochtone européenne est en voie de remplacement rapide par des populations venues d’ailleurs. Le pouvoir qui incarne le monde chrétien aux yeux du reste de l’humanité (les USA et leurs satellites) soulève par sa brutalité et son hypocrisie la haine justifiée des peuples qui en sont les victimes. Dans le même temps, le monde occidental enferme ses propres sujets dans un carcan policier et idéologique inédit jusqu’ici. Certains ont même parlé de soviétisation. Comment conciliez-vous tout cela avec vos thèses sur la modernité chrétienne ?

E.W. :
Le totalitarisme ne prouve rien contre la modernité chrétienne, c’est le contraire exactement qui est vrai. S’il n’y avait pas la modernité chrétienne il n’y aurait pas non plus le totalitarisme. Car le totalitarisme n’a d’autre raison d’être que de faire échec à la modernité chrétienne. Il l’implique donc forcément.

Q. : A la lecture de votre livre, on a le sentiment que le personnage qui incarne le mieux la liberté apportée par le Christ est le personnage d’Antigone, qui est antérieure à la Révélation. Sa liberté tient en deux caractéristiques fondamentales : autonomos et autognôtos. Faut-il en conclure que l’idéal chrétien passe par une affranchissement total à l’égard des règles morales et comportementales de la société où l’on vit ? Par ailleurs, tout en étant autognôtos, Antigone suit jusqu’à la mort des principes de conduite implicites dont on sent bien qu’ils n’ont rien d’excentrique, mais qu’ils sont au contraire universels. L’humanité serait-elle porteuse d’un substrat moral indépendant de toute église et de toute idéologie ?

E.W. :
Aujourd’hui encore on a le souffle coupé quand on lit la pièce de Sophocle. Et ce texte date d’il y a 2 500 ans ! Il n’a pas pris une ride, il est immortel. En ce sens, Antigone est bien la plus grande figure de l’Occident, sa figure emblématique, en quelque sorte. Vous dites que les principes de conduite d’Antigone sont universels. Je n’en suis pas persuadé. Ils ont peut-être vocation à s’universaliser, mais ce n’est pas un hasard, à mon avis, s’ils sont apparus en Occident. Nulle part ailleurs ils n’ont leur équivalent. Lorsque l’Occident aura disparu corps et biens, c’est d’Antigone encore qu’on se souviendra. D’Antigone et d’elle seule. Je ne me demande pas en lisant la pièce s’il est bien ou mal d’ériger la liberté en absolu. Je lis la pièce, et cela me suffit. Je sais qu’Antigone est dans le vrai quand elle parle comme elle le fait. Il n’y a pas un mot de trop, tout ce qu’elle dit est juste. Elle est entièrement dans ce qu’elle dit, et ce qu’elle dit l’exprime entièrement. C’est beaucoup mieux encore qu’Œdipe. Antigone est l’accomplissement même d’Œdipe. Œdipe est l’autonomie encore balbutiante, Antigone cette même autonomie parvenue à maturité. On l’emmure vivante, mais cela n’a aucune importance, elle ressuscite pour l’éternité.




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