mercredi 31 juillet 2013

Franz Weber: mon engagement pour la Serbie

Franz Weber est, avec Roger Federer, le plus illustre des Suisses. Outre ses nombreuses campagnes pour l'environnement et la protection des animaux, il s'engage également, avec sa fondation, pour la défense des trésors culturels de l'humanité menacés par l'industrialisation. Ayant défendu avec succès les Baux-de-Provence ou le sanctuaire de Delphes, il milite depuis des décennies pour le classement des monastères serbes du Kosovo dans la liste du patrimoine mondial gérée par l'UNESCO.

Pour cette raison, Le 29 juillet dernier à Berne, le grand écologiste suisse recevait des mains de l'ambassadeur de Serbie, M. Milan St. Protić, la Médaille d'argent du mérite qui lui a été décernée par le président de Serbie pour son engagement en faveur de la préservation de l'héritage architectural et spirituel de la Serbie. Voici l'allocution, remarquable, qu'il a tenue à cette occasion.

MON ENGAGEMENT POUR LA SERBIE

Je me sens particulièrement honoré et ému par la distinction qui m’est décernée aujourd’hui par M. Tomislav Nikolić, le président de la République de Serbie. Depuis que je me bats pour la sauvegarde de l’héritage culturel et spirituel de ce pays, il m’a parfois semblé que c’était, de tous mes combats, le moins bien compris et le plus mal accueilli. Mais je mesure toujours l’importance de mes causes à l’intensité des oppositions qu’elles soulèvent. Selon ce critère, la cause serbe est une cause cruciale.

Tout avait commencé voici plus de trente ans, lorsque mon ami Komnen Bećirović, de Paris, avait attiré mon attention sur le sort de deux monastères de l’Église orthodoxe serbe menacés par l’industrialisation : celui de Morača, au Monténégro, et celui de Studenica en Serbie. Je savais déjà que c’étaient des hauts lieux de l’histoire serbe et des joyaux de l’art médiéval. Lorsque je me suis rendu sur place, j’ai également compris et ressenti le rayonnement spirituel de ces lieux. En pénétrant dans l’enceinte de Studenica, j’ai eu l’impression d’avoir découvert l’un des portails qui mènent au ciel. Il n’y a pas besoin d’être moine orthodoxe pour le croire, pas même besoin de croire en Dieu. Il m’était d’autant plus incompréhensible que des gens puissent envisager de noyer ces foyers de civilisation sous l’eau d’un barrage.

Plus tard, en 1999, c’est une menace encore plus grande que nous eûmes à affronter, avec les 78 jours de bombardements qu’a subis la Serbie de la part de l’OTAN. Je perdais le sommeil en pensant à cette barbarie qui se prolongeait.

On se demande parfois d’où me viennent cette ferveur et cet attachement à un pays étranger. Se l’est-on demandé lorsque je suis allé arracher le sanctuaire de Delphes aux mains des bétonneurs et des pétroliers ? L’enjeu, ici, est très semblable : la civilisation et l’art sacrifiés à de basses opérations géopolitiques.

Mais ce n’est pas tout. Je suis, on le sait, un grand patriote, un amoureux fou de la Suisse. Or il existe des similitudes mystérieuses entre mon pays et la Serbie. Une passion semblable pour l’indépendance et la souveraineté à tout prix. Des ennemis historiques communs : la maison des Habsbourg. Des montagnes sauvages et spectaculaires habitées par un peuple dur à cuire. Une culture ancestrale de la milice et de la population armée. Et puis, surtout, cette situation d’écharde dans le pied des grandes puissances, qui nous vaut, aux Suisses comme aux Serbes, des campagnes de dénigrement et d’intimidation périodiques.

Être suisse, comme être serbe, est un honneur et un destin. Je suis fier, aujourd’hui, d’être reconnu et aimé par ces deux nations infiniment plus grandes par le rôle qu’elles jouent que par leur force démographique ou par leur étendue.

Franz Weber

Franz Weber avec Milan St. Protić

1 commentaire:

Soheil a dit…

Juste avant de lire votre article, j'étais en train d'écouter le dernier album de Jordi Savall "Esprit des Balkans" quand, soudain, le temps s'est trouvé comme suspendu. Le morceau que j'entendais, d'une beauté prenante et pleine de nostalgie, éveillait en moi une foule de souvenirs. Cela allait du premier enregistrement des "Voix bulgares" de Marcel Cellier à des images du film "Le temps des Gitans" d'Emir Kusturica — souvenirs de films et de musiques qui eux-mêmes réveillaient en moi des moments de ma propre vie.

Ce morceau, que vous connaissez certainement, s'appelle "Zajdi, Zajdi (jasno sonce)", écrit ou repris par Aleksandar Sarijevski. Jordi Savall accompagne ici des musiciens des Balkans pour en donner une version instrumentale. Je l'ai retrouvé dans différentes vidéos sur le web, interprété par des chanteurs de toutes générations et, si mes souvenirs sont bons, cette mélodie est citée ou évoquée par Goran Bregovic dans la musique qui accompagne la séquence du rêve dans "Le temps des Gitans". Je repensais à cette séquence ainsi qu'à cette autre scène du même film, la plus célèbre peut-être, celle de la fête dans les eaux du fleuve, illustrée par la chanson "Ederlezi", une scène qui, chaque fois que je la vois, me donne des frissons (et je ne suis pas le seul).

Ainsi, sans jamais y être allé, un coin des Balkans était inscrit dans ma mémoire personnelle au point de m'émouvoir et d'éveiller en moi de la nostalgie. Et pourtant quoi de plus personnel que la nostalgie? N'est-il pas étonnant que ce sentiment puisse être éprouvé au plus profond de nous-mêmes pour des lieux qui nous sont "étrangers" ou pour des musiques qui ne font pas partie de notre mythologie personnelle? N'est-ce pas la preuve que des lieux où nous ne sommes jamais allés peuvent faire partie de notre bagage culturel? N'est-ce pas la preuve que notre culture et même nos pensées les plus intimes sont constituées de "briques" souvent venues d'ailleurs et qu'il n'y a pas à proprement parler de "culture étrangère"?

Soheil