vendredi 23 août 2013

Le pain des robots… ou le fleuve des enfers

C’est un hangar colossal, avec des rayons numérotés s’étendant à l’infini. Les ouvriers qui y travaillent, les *pickers*, ressemblent à des petits robots. De fait, pour le moment, ils mangent le pain des robots. La direction a sans doute envisagé une automation complète, mais jugé l’investissement trop lourd en l’état actuel de la technologie. En l’état actuel, donc, ce sont des humains qui servent de bras à l’ordinateur central, qui les pilote grâce à un lecteur de codes-barres affecté à chaque picker à son arrivée et qui ne le quittera plus durant huit heures. Précédé d’un grand chariot, l’ouvrier suivra dès lors aveuglément les ordres de son terminal, d’une allée à l’autre, en quête de marchandises à expédier. Ses trajets sont optimisés par l’ordinateur, mais il parcourra quand même 40 kilomètres avant de pouvoir raccrocher. Rentré chez lui, harassé, il tombera dans un sommeil lourd hanté par des rêves absurdes, des séquences aléatoires d’objets plongeant dans un gouffre sans fond: un roman de Proust suivi d’un toaster, suivi d’un t-shirt, suivi d’une ampoule, suivie d’un DVD, suivi d’un fauteuil, suivi d’un manuel de taï-chi, suivi de guirlandes de Noël… Sa dernière tranche de huit heures — celle du loisir —, il la passera à manger sans faim et à zapper sans but sur sa télévision. Il n’aura pas la force de faire autre chose. Et si cette vie ne lui convient pas, il ne lui restera qu’à retourner dans les limbes du chômage ou à se taire: il est tenu au silence, même envers ses proches, par un contrat de confidentialité digne de l’industrie militaire. Mais il tiendra bon. Son employeur est une multinationale charismatique qui enseigne et fait répéter à tous ses sujets, du cadre au manœuvre, le même mantra: *«Work Hard. Have fun. Make History.»* Travaillons dur! Amusons-nous! Construisons l’histoire! Ceci n’est pas une suite des *Temps modernes* de Chaplin ni le scénario perdu du *Métropolis* de Fritz Lang, version noire. Ce n’est pas non plus une extrapolation sur ce que serait devenue l’URSS à l’ère de la micro-informatique. C’est la réalité du travail chez Amazon, le plus grand libraire de la planète, tel que décrit de l’intérieur par un journaliste «infiltré dans le meilleur des mondes». ![En Amazonie. Infiltré dans le meilleur des mondes](http://note.io/12uILJd) Le livre, pour ce mastodonte, n’aura été que l’alibi d’un coup de force sur la distribution. Un coup de force généreusement subventionnée par les gouvernements, fiers de clamer qu’ils ont ainsi créé cent emplois pour en tuer deux mille. Car il en coûte à Amazon, pour vendre un livre, dix-huit fois moins cher qu’à une librairie ordinaire… Nous nous croyions en route pour un monde meilleur grâce à l’internet, nous voici relégués à la première révolution industrielle. C’est Manchester en 1800 aggravé de non-sens postmoderne. «Ce temps est seulement celui de l’hébétude et de l’inconsistance», confesse Jean-Baptiste Malet. Son livre, *En Amazonie* (éd. Fayard), est un témoignage d’éveil sur notre temps. Il nous montre où se situe le fascisme, le vrai, celui qui nous concerne, à l’heure où tout le système nous invite à regarder ailleurs. ![Chronique Nouvelliste 130823](http://note.io/12uIB4A)

Aucun commentaire: