H. H.
Le creux de l’été me ramène parfois à ces vies antérieures où je pouvais passer des journées entières à bouquiner à l’ombre d’un acacia, bercé par l’infime zézaiement des insectes et ne levant les yeux que pour suivre la migration des rayons de soleil sur l’herbe, qui me tenait lieu d’horloge. J’ai lu ainsi, avec des tartines et des pommes, les classiques que seul l’adulte peut comprendre, mais que seul l’adolescent a le temps de lire. Ce décalage tragique nous fait confondre, parfois, la « grande » littérature avec le Machu Picchu ou le temple d’Angkor, des monuments sublimes mais dont l’ordre et les symboles paraissent sans rapport aucun avec notre vie. Ah, si jeunesse savait…
Or voici que l’été de mes 46 ans, je tombe sur un livre allemand au titre irrésistible, que l’on pourrait traduire par : « La magie intérieure des commencements. Récit de la vie d’Hermann Hesse. » Hesse : l’un des classiques de notre adolescence, qui nous attirait plutôt par l’aura de mysticisme oriental qui l’entourait que par la matière réelle de ses livres, jalons d’une existence déchirée et si riche d’enseignements. La biographie que lui consacre Alois Prinz nous dépeint un enfant inadapté et malheureux — un « HP », dirait-on aujourd’hui — ricochant entre une famille aimante mais bigote jusqu’à la bêtise et cette éducation disciplinaire, inhumaine, qui préparait des générations d’Européens à se faire massacrer sans but et sans objection dans les charniers de 1914. Tentatives de suicide. Fugues. Poèmes naïfs à compte d’auteur. Et puis, soudain, quelques récits qui touchent une fibre encore jamais titillée…
Ses détracteurs ont accusé le prix Nobel allemand d’avoir rhabillé ses complexes de jeunesse en rêveries littéraires assaisonnées d’analyse jungienne. Ce n’est pas faux. Mais l’objection pourrait s’étendre à la plupart des auteurs. Le miel des artistes n’est qu’un distillat de leurs poisons intérieurs. Encore faut-il savoir distiller.
Nietzsche vient de dévaster la civilisation puritaine, Freud et Jung carottent l’âme humaine comme un sous-sol, l’Allemagne païenne et industrielle déborde de son berceau chrétien et rural, bête enivrée par sa propre force qu’un caporal autrichien va faire danser comme un ours de foire. Hesse canalise dans sa vie les énergies titanesques et opposées de son temps. La « voie médiane » de sa quête ne peut être qu’une moyenne mathématique entre deux extrêmes, la voie de l’ange et celle du démon. L’être entier que veut la morale civique et religieuse est périmé, et l’être nouveau, complexe et déchiré, n’a pas encore trouvé sa définition. A ses nombreux admirateurs, il ne donnera qu’un conseil : écoute-toi toi-même. Le disciple, selon lui, est un être inachevé par définition.
En un mot, l’auteur de Siddhartha et de Narcisse et Goldmund était un observateur aigu et crucial du siècle le plus douloureux de notre histoire. Il nous rappelle que la littérature est, à ce jour, la forme la plus riche et la plus fidèle du témoignage humain. En la négligeant, nous négligeons notre humanité elle-même.
Le Nouvelliste, 26 juillet 2013.
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