Les petits hommes verts
Voilà onze ans que la famille de Luca Mongelli réclamait justice pour le calvaire de son enfant, et onze ans qu’on la lui refusait. Il aura fallu que l’Etat italien s’en mêle, qu’il mandate des experts du plus haut niveau, et que ces experts viennent jusqu’à Sion exposer les conclusions de leurs recherches, pour qu’un fait de bon sens puisse éclater au grand jour.
En aucun cas Luca n’a pu être agressé par son chien «Rocky»; or il a bel et bien été agressé et son agresseur court encore: voilà ce que clament la famille et ses partisans depuis tout ce temps. Voilà aussi ce que disent des scientifiques non entravés par les jeux d’intérêts et les tabous locaux.
En accusant son chien avant de l’euthanasier, on avait infligé à Luca, resté aveugle et infirme, un surcroît de ténèbres en plus de l’humiliation. Humiliation par le mépris avec lequel on traita le petit «Rital congelé», ses blessures, et sa parole, depuis les premiers soins jusqu’aux ultimes conclusions d’enquête. Ténèbres parce que l’amour, l’odeur et la chaleur d’un chien fidèle sont un rayon de lumière pour un enfant qui ne reverra jamais les couleurs du jour.
Je suis fier d’avoir publié Canines, le livre qui a contribué à tirer cette affaire de l’hypothermie où elle était tombée à l’instar de son malheureux héros. Et il est cocasse que cette salve d’expertises scientifiques valide un roman populaire en même temps qu’elle discrédite un échafaudage judiciaire. Des airs augustes et des perruques empesées ne suffisent pas à dire la justice: cette vérité puissamment illustrée par Voltaire, Dickens et Dostoïevski, l’auteur de Canines l’a adaptée au lieu et au temps où nous sommes.
Mais quand la vérité des faits emprunte le canal de la littérature, il n’y a pas de quoi pavoiser. Ce qui est bon pour la littérature est souvent un indice préoccupant pour la société. Cette affaire montre que le pouvoir, s’il change de pelisse selon les régimes, ne change jamais de nature. Il est au-dessus de la réalité. Il dicte la réalité. Si le pouvoir dit que les vaches ont des ailes, les éleveurs ont intérêt à étudier le pilotage! Il n’y avait que le pouvoir et sa claque pour balayer d’un tournemain le témoignage — jugé parfaitement crédible par les experts italiens — de la victime et de son frère et le remplacer par la thèse du chien.
Il eût peut-être été plus prudent d’invoquer les petits hommes verts. Au lieu d’écarter du dossier les traces de «slime» observées sur les parties intimes du gosse, on aurait pu en faire la preuve capitale d’un viol extraterrestre. L’avantage de cette thèse, par rapport à celle du chien, c’est que, faute d’antécédents forensiques, personne n’aurait pu la réfuter.
Vous souriez? Vous avez tort! Les mêmes qui ont déclaré mort un vivant, qui ont effacé les traces du crime et qui ont tué le chien de l’aveugle sont toujours à leur place, voire plus haut. Un jour, ils pourraient aussi s’occuper de vous.
Le Nouvelliste, 11 janvier 2013.
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