vendredi 6 août 2010

Küstendorf, le rêve ethno-écologique d’Emir Kusturica

De Belgrade, il faut compter trois bonnes heures de voyage par les provinces tendres et sauvages de la Serbie de l’Ouest, à travers un passé tragique, une modernisation hideuse et un présent dévasté. Là, chaque monticule porte le nom d’une bataille célèbre et chaque buisson semble abriter un maquis. La route nationale se cabre à mesure que la plaine se vallonne, pour finir par des lacets de montagne bordés de croix et de couronnes: le macadam y est moins délabré que les conducteurs ne sont téméraires. 
L’on débouche enfin, entre le parc national de la Tara, les pinèdes du mont Zlatibor et la frontière bosniaque, sur un territoire féérique circonscrit par une boucle ferroviaire à voie étroite, en forme de huit, installée jadis par un ingénieur poète et têtu. Ce pays de moutons en deshérence, de prophètes rustiques et de manifestations surnaturelles offrait un décor idéal pour un cinéma frénétique. Emir Kusturica l’a révélé au monde entier grâce à son film La vie est un miracle. Puis, envoûté, il en a fait son royaume. 
Un manifeste identitaire 
Sur un versant de la Mokra Gora (la Montagne mouillée), en un lieu-dit appelé Mećavnik, il a bâti ces dernières années un véritable village, bien nommé Drvengrad (Ville-de-Bois) ou le plus souvent Küstendorf, à la fois tout neuf et d’une antiquité sans âge. Küstendorf déploie tout à la fois les commodités d’un camp de vacances «ethno» avec piscine, tennis, garderie et sauna, et le paysage mental haut en couleurs d’un des plus grands cinéastes de ce temps. Alternant les constructions neuves, mais inspirées par l’architecture locale, avec des chalets séculaires transplantés des hameaux voisins, le plan des lieux affiche un mariage surréaliste entre la tradition nationale serbe et les références culturelles et artistiques du maître des lieux. Tous les espaces — chambres, chalets, restaurants — sont faits de bois peint et décorés de motifs gais et naïfs dérivés de la décoration traditionnelle. L’immersion est totale…
Plus qu’un hôtel, plus qu’un rêve éveillé, la cité de bois est conçue comme une posture et un manifeste: «La nationalité est pour moi une culture. C’est pourquoi je fais mon mieux pour aider cette région à préserver son identité. Car l’identité, pour moi, c’est aussi la mémoire. L’uniformisation est si puissante dans le monde actuel et dispose d’outils si puissants que, sans de gros efforts, nous sommes perdus. Et je fais de mon mieux pour ne pas me perdre.» D’où l’expérience de vie totale offerte par ce lieu, allant de la religion à l’artisanat local en passant par le sport, la musique et la littérature. Le cinéaste insiste pour signaler qu’on ne trouve, dans son village, ni Coca-Cola ni aucun produit provenant d’une multinationale.  

Quand le cinéma devient la vie même
Le noyau de cet univers est constitué d’une place pavée de bois portant le nom de Nikola Tesla, enfin reconnu comme l’un des plus grands inventeurs de tous les temps, et dominée par une église orthodoxe minuscule et superbe. La place est surveillée nuit et jour par un totem en bois de Johnny Depp — acteur fétiche d’Emir — adossé à un réverbère dans une pose pensive. Tout à côté, devant la maison du patron, sommeille une vieille «Volga» noire, la voiture officielle de la nomenklatura soviétique. L’éclectisme et la dérision suscitent le sourire, mais jamais le ricanement, tempérés qu’ils sont par une vénération sincère: vénération de la nature, des modèles artistiques et culturels, de l’histoire et de la culture. 
En contrebas voici le «centre culturel et sportif» appelé «La Cour maudite», d’après le célèbre roman d’Ivo Andrić sur les bagnes d’Istambul! Autour, le réseau des ruelles reconstitue une «cité idéale» du cinéma, de la littérature et de la résistance, de la rue Fellini à la place Andreï-Tarkovski, en passant par la rue Bruce Lee, la rue Jim-Jarmush, la rue Che-Guevara… Le «Che», dont le portrait côtoie une icône sur le manteau de la cheminée, au Café italien, est l’une des figures tutélaires des lieux. On voit sa barbe jusque sur les bouteilles de jus de fruits exceptionnels «Bio-Révolution» servis dans le village! L’art, ici, est partout: têtes sculptées devant les maisons, tableaux, chambre Van Gogh… Mais aussi l’art naïf et heureux de la tradition régionale, tout aussi échevelée que les mondes d’Underground et du Temps des Gitans.
L’alliance de l’œil et du cœur
Le soir tombe sur l’église de bois aux quatre toits en cascade. L’espace d’un instant, on se croit plongé dans le décor de Hänsel et Gretel ou d’un «western spaghetti» à la mode slave. Et pourtant non: l’église est réelle, consacrée par l’évêque des lieux, qui à l’occasion y donne la liturgie. Seule la prison municipale, baptisée «Humanisme et Renaissance», est en toc: les deux détenus derrière leurs barreaux ne sont que les portraits en trompe-l’œil de George Bush et de Javier Solana. Mais ce toc est un manifeste politique à lui tout seul…
Ma fille venait de renverser son jus de myrtilles lorsque j’ai aperçu, à la terrasse voisine, Emir Kusturica en cuissettes, deux mobiles en main, conversant avec son épouse. Nous avons bu un verre, le temps de prendre des nouvelles. Il était chargé de projets, partait le lendemain pour l’Italie. Il était tel que son village le reflétait: simple, décontracté, à la fois bourru et accessible.
Logé au 1, rue Jean-Vigo, dans une cabane idyllique surplombant un paysage somptueux, j’ai pu méditer toute une nuit sur l’alliance invraisemblable de l’œil et du cœur, de l’art visuel et de la spiritualité, du conservatisme et de la révolution, que le maître de Küstendorf a réalisée ici un peu à la manière du facteur Cheval. L’existence même de ce village-paradoxe débonnaire et sublime annonce un subtil changement d’époque et de civilisation. Le lendemain matin, un grondement d’hélicoptère incongru est venu déchirer le silence absolu des lieux: il emportait le cinéaste débordé vers l’aéroport. L’homme aux semelles de vent aura-t-il jamais le temps de goûter à son havre?

>  Informations:
A 250 km de Belgrade et 150 km de Sarajevo, le village-hôtel est ouvert toute l’année. Que ce soit en chambre ou en chalet, on y séjourne à des prix très modiques pour les critères européens. Depuis peu, il dispose même d’une piste de ski.
Site internet: http://www.mecavnik.info. Téléphone: +381 31 800 686. Fax: +381 31 800 680 . email: info@mecavnik.info.

Paru dans Le Nouvelliste du 6 août 2010.
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