La deuxième mort d'Erich Chlomovitch
Ce 29 juin, une vente d'art exceptionnelle va avoir lieu à la galerie Sotheby's de Paris. Elle suit de quelques jours une vente du même fonds effectuée à Londres, où un tableau de Derain a été vendu 19,5 millions d'euros, record pour le peintre et record absolu pour toute l'école des fauves. Le catalogue de lots est intitulé "Trésors du coffre Vollard", il porte en couverture un portrait du grand marchand d'art et les textes qu'il contient rappellent le rôle de premier plan d'Ambroise Vollard dans l'affirmation de l'art moderne.
Le catalogue de la collection
Le seul hic, c'est que le coffre dont il est question n'appartenait pas à Ambroise Vollard ni à ses descendants, mais à un homme dont le catalogue ne mentionne pas le nom. Il était au nom d'Erich Chlomovitch et, jusqu'à preuve du contraire, le contenu d'un coffre de banque appartient à son locataire ou à ses ayants-droit.
Les commentaires de la presse internationale s'étonnent discrètement de ce qu'une affaire aussi complexe, et du reste inélucidée, qu'est le "mystère Chlomovitch" débouche sur un épilogue aussi mercantile et aussi abrupt. Tout le monde en parle, sauf Sotheby's. Erich Chlomovitch n'y figure que via son portrait, dans une série de photographies constituant le lot n° 123, lot attribué à un auteur anonyme et dont les protagonistes ne sont pas nommés. Le cliché du lot 123 dans le catalogue de la vente laisse hors cadre ces photographies.
En somme, c'est comme si le locataire de ce coffre n'avait jamais existé, et comme s'il n'avait jamais détenu ces tableaux. Pourquoi s'est-on efforcé d'effacer cet homme de l'histoire de l'art moderne?
Le lot 123, avec 3 ou 4 portraits d'Erich Chlomovitch
Erich Chlomovitch était un fou de peinture et un martyr de l'art. Né dans une province perdue du royaume de Yougoslavie, ce jeune juif accomplit une trajectoire étonnante avant de disparaître dans la tourmente de la IIe guerre mondiale.
De 1935 à la mort de son mentor, il fut le collaborateur et l'homme de confiance du plus illustre marchand d'art français du XXe siècle, Ambroise Vollard, l'homme qui "créa" les impressionnistes et leurs successeurs.
En 1939, au lendemain de la mort de Vollard et à la veille du déclenchement de la guerre, il se retira dans son pays d'origine avec une prodigieuse collection — plus de 400 pièces — recelant des oeuvres-clefs de la peinture moderne, de Toulouse-Lautrec et Cézanne à Rouault, Picasso et Derain. Dès son retour à Belgrade, Chlomovitch voulut offrir son trésor au gouvernement du régent Paul Karageorgevitch. Celui-ci refusa la donation, pour des raisons sans doute politiques. Chlomovitch finit par organiser une exposition historique à Zagreb, à la veille de l'occupation du pays.
Il se réfugia avec ses tableaux et sa famille dans la campagne serbe. Il y fut découvert par les Allemands et déporté. On ne sut plus rien de lui.
Sa mère, Roza Chlomovitch, accomplit la volonté testamentaire de son fils en léguant sa collection au nouvel Etat yougoslave, qui s'engagea à exposer la collection dans un pavillon dédié et à lui offrir, à elle, une pension. Hélas, Roza mourut à son tour en rapportant les œuvres du village où elles avaient été cachées.
La collection maudite finit dans les réserves du Musée national de Belgrade, qui n'eut jamais les moyens, la volonté ou le temps de construire le pavillon adéquat. Les pièces du fonds Chlomovitch furent exposées dans le pays ou apparurent dans des expositions thématiques à l'étranger.
En 1980, quelque 200 autres œuvres de sa collection furent découvertes dans un coffre en déshérence loué à son nom à la Société générale, à Paris. C'est cet ensemble que la France, par une décision de justice, a attribué aux héritiers d'Ambroise Vollard, biffant le passage d'Erich Chlomovitch dans la vie du marchand et de tous les artistes qui l'entouraient.
Or c'est peu dire que la vie, la passion, le foudroyant succès parisien d'Erich Chlomovitch, enfin sa disparition et l'aventure de ses tableaux, méritaient d'être étudiés et connus. Chlomovitch a eu des relations intenses avec les grands artistes de son temps et jouissait de leur confiance. Il faisait preuve d'un remarquable instinct de collectionneur. La fierté avec laquelle il voulut partager son trésor n'est pas une attitude de receleur ni de capteur d'héritage.
Lorsque j'ai traduit et publié, en 2006, la seule esquisse biographique qui lui fut jamais consacrée, Le mystère Chlomovitch de Momo Kapor, j'étais persuadé que le public des amateurs d'art et d'histoire en France serait fasciné par cette redécouverte. Après tout, le trésor tragique du jeune collection juif constitue peut-être le plus important "musée perdu" de l'art du XXe siècle. Il n'en fut rien. Même l'annonce de la vente "Vollard" et des problèmes de succession qu'elle soulève n'a pas contribué à rendre justice à son œuvre, ou du moins à mobiliser les chercheurs. Les médias ne mentionnent pratiquement jamais l'existence d'une biographie de cet énigmatique personnage, même lorsqu'ils y puisent leurs informations.
En 1980, lors d'une première tentative de dispersion, l'Etat yougoslave avait réagi et fait bloquer la vente. Aujourd'hui, son héritière la Serbie, se tait, embarrassée par un "cadeau" qu'elle n'a pas la force de mettre en valeur. Refusant de voir que son inertie face à la mise aux enchères du coffre parisien constitue un véritable feu vert pour ceux qui espèrent résoudre de la même manière la question de la part serbe, de loin la plus précieuse, du "magot".
Pour avoir été ressortissant d'un pays rayé de l'histoire, Erich Chlomovitch n'a même pas le droit, aujourd'hui, aux égards dus à un homme mort en déportation et à son patrimoine. La vente de son coffre, les "blancs" historiques qu'elle implique, montre que dans les hautes sphères de l'art, l'art lui-même ne signifie plus rien. Ne subsiste, pour parler de l'art, qu'un seul critère: celui de l'argent. Face à cette avidité, ni le statut de victime de la Shoah, ni les arrière-plans subtils et précieux de la création et de la circulation des œuvres, ne comptent plus.
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Le livre:
http://www.editions-xenia.com/livres/chlomovitch
Ne pas manquer: l'émission "Sur les Docks" consacrée ce lundi 28 juin au "Monde cruel d'Erich Chlomovitch", par Amaury Chardeau, avec David Laufer, postfacier du livre:
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