Hommage à la momokaporitude
Photo © Slobodan Despot 2005
In memoriam Momo Kapor (1937-2010)
Momo Kapor est décédé le 3 mars à Belgrade d’une douloureuse maladie. Septante ans, ou peu s’en faut, après son premier rendez-vous après la mort, lors du bombardement allié de Sarajevo, où sa mère fut tuée à sa place en le protégeant de son corps. Septante années de sursis marquées par l’éclat et la nostalgie. Pourquoi toi, mère, et pas moi ?
Comme tous les miraculés qui ont eu une deuxième chance, il veilla à ne pas perdre un instant de la vie qui lui avait été offerte en cadeau. Il fut peintre et illustrateur, au talent brillant et facile. Un Cocteau yougoslave à la plume, au pinceau un Redon au symbolisme plus accessible, aux visages plus aguicheurs. La France était sa partie artistique, mais aussi un idéal de liberté auquel les Européens de l'Est étaient les derniers à croire.
Il fut voyageur et chroniqueur, de la vieille trempe. S’imbibant, tel Simenon, de l’odeur et de l’esprit des lieux et des êtres qu’il immortalisait.
Il fut scénariste, débordant d’esprit.
Et il fut écrivain, si bourré de talent et de grâce qu’on mit du temps à le prendre au sérieux. Que de jalousies, que d’envies auront dû être ravalées avant que son époque et ses pairs reconnaissent enfin la grandeur de ce cancre dont la plume et les crayons couraient trop aisément.
Il fut séduisant. Il fut drôle. Il fut ivre et désespéré. Il fut comblé. Il fut mélancolique. Pourquoi toi, mère, et pas moi ?
J’ai eu la chance d’être son traducteur, puis son éditeur. Traduire Momo Kapor était un délice. Il n’écrivait pas pour les érudits. Chacun de ses livres pouvait être publié en feuilleton dans la presse de grand public. Sa langue était simple, les trouvailles et les situations cocasses foisonnaient au détour de chaque page, tant et si bien qu’en guise de carotte, pour me faire avancer plus vite, je masquais d’une feuille la page de droite pendant que je traduisais celle de gauche… Il croquait le quotidien avec un esprit vif et jamais grinçant, savait trouver une joie dans chaque détail de l’existence. Dans les années de plomb du communisme, il marquait sa dissidence de la manière la plus élégante : apolitique et spirituelle. Aux constructeurs de lendemains qui chantent, il opposait la volupté de l’instant, au puritanisme idéologique il répondait par le culte de la beauté et du plaisir. Jamais en conflit ouvert avec le pouvoir, mais toujours gardant une distance ironique, la distance qui sépare l’épicurien des tartuffes. Sa tenue habituelle — blazer marine, jeans délavés, mocassins —, inspirée des séducteurs anglo-saxons, était l’étendard de sa révolte discrète contre un système assis sur la grossièreté et le nivellement par le bas. La bohème qu’il incarnait était plus qu’un art de vivre : un contreprojet de société, si nécessaire lorsque les projets sont inhumains et pervers.
Quelle bouffée d’air ce fut : Le Provincial, Les Font-semblant, Livre de Doléances, Les Aventures d’une certaine Anne, Zoe, Ouna, De sept à trois… Tant de manuels d’évasion qui vous expliquaient que rien n’est si grave et qu’il n’y a rien de plus urgent que de réussir sa propre vie avant de corriger celle des autres.
Dans le Tapis vert du Monténégro, qui relate sa fraternité d’artiste avec le dessinateur musulman Zuko Džumhur, Momo a légué un véritable manifeste de cette bohème philosophique qui savait établir ses royaumes au milieu de rien. L’on y voit les deux complices démultiplier l’effet de l’alcool en en regardant tourner une machine à laver pendant qu’ils sifflent une bouteille de gnôle, ou encore, étendus sur des hamacs dans le jardin de l’imam de Mostar, soudoyer le gamin de la maison pour qu’il module le chant du ruisseau voisin en y modifiant la position des galets… Dandysme minimaliste mais provocateur sous un régime où la rustrerie était la norme sociale.
Le départ de Momo est comme celui des « copains d’abord » : on sait que jamais au grand jamais, son trou dans l’eau ne se refermera. Il était le témoin d’un temps — celui d’entre 45 et la chute du Mur — qui ne nous est déjà plus compréhensible, avec ses guerres froides, ses sociétés pétrifiées, son socialisme absurde, mais aussi son souci de la culture et l’abondance de temps qu’on y avait à disposition. Il affichait, surtout, une attitude face à la vie qui apparaît encore plus aujourd’hui qu’elle ne l’était alors : une ironique désinvolture à l’égard de toutes ces calcifications mentales qu’on catalogue aujourd’hui comme "politiquement correctes". Il savait faire la part de la lettre et celle de l’esprit, et c’était cette dernière qu’il retenait toujours.
Au temps des guerres yougoslaves et du blocus féroce (aujourd’hui soigneusement oublié) imposé par la "communauté internationale" — lisez l’Occident — à la Serbie, Momo tenait une chronique surréaliste de ces années de solitude et de privation, intitulée tout simplement "011", comme l’indicatif de Belgrade. En 1991 ou 92, j’avais traduit quelques-uns de ces pamphlets si drôles dont le message consistait en un magnifique bras d’honneur à la tartufferie "humanitaire", assorti d’un joyeux mépris de la mort. (D’ailleurs, il devait publier plus tard des récits de guerre sous le titre La mort ne fait pas mal.) Les ayant traduits, je les avais lus, lors d’une veillée, à un cercle de lettrés plutôt compréhensifs pour la "cause" serbe. Compréhensifs, mais suisses. Ou français… Bref, bien policés par le "grand hospice occidental".
Je ne rencontrai que des visages allongés par la stupeur et l’effarement. Comment pouvait-on encore, à la fin du XXe siècle, faire de l’humour avec la morale et avec la mort, comme un vulgaire Boccace ? (Je compris alors que si les Occidentaux avaient si spontanément pris le parti des Slovènes et des Croates, c’est parce que ceux-ci, ou du moins leur élite, n’avaient aucun humour.)
Momo n’avait cure de ces pudeurs. Il riait de tout ! Un soir, dans le restaurant désert et dépouillé du "Palace" de Belgrade, au plus noir de l’embargo, il nous fit rire aux larmes, jusqu’au petit matin, avec ses caricatures féroces du personnel politique et intellectuel, tant à domicile qu’à l’extérieur. Son col roulé rouge se détachait radieusement sur son blazer sombre à boutons d’argent, et plus encore sur les visages blêmes des serveurs désœuvrés, dont un tiers au moins étaient des indics de la police de sûreté…
Une autre nuit, il fut le protagoniste d’un « one-man-show » inoubliable qui déboucha sur la substantivation de son nom, signe de son entrée dans l’allée des classiques, aux côtés de MM Guillotin, Frigidaire et Browning… J’ai décrit ce climat ubuesque et paradoxal des années 90 dans une lettre à Juan Asensio que celui-ci publia sur son blog Stalker.
Cela se passait durant le Salon du Livre de Belgrade. Le président du Salon, Ognjen Lakićević, autre figure magnifique aujourd’hui disparue, avait décerné un prix littéraire à Mira Marković, la sinistre harpie qui, non contente d’être la femme toute-puissante du président Milošević, se piquait également de chroniquer son époque et le faisait avec un conformisme et une boursouflure quasi béhachéliens. Évidemment, tout cela fut rassemblé en volume et n’attendait que d’être récompensé. Voici la suite :
« Que pouvait faire un éditeur, fût-il roi de Belgrade, sinon lui décerner des prix ? Le soir même de cette faute de goût tragique, nous dînions au Club des écrivains, le creuset des potins du tout-Belgrade, lorsque Momo Kapor a débarqué dans l’intention manifeste de brocarder son ami Ognjen.
Artiste éminent, esprit libre, brillant causeur, humoriste hors pair, Kapor assassina ce soir-là son ami à coups d’épigrammes, inventant à la lauréate des talents littéraires qu’elle ne possédait évidemment pas. La salle entière, avec tous ses flics, sycophantes et mouchards, en riait aux éclats. Cette nuit-là, mon compère Yvon-dit-Pépère, avec qui je partageais une chambre au Palace, ne parvint plus à se ressaisir. Son fou rire compulsif le tint éveillé jusqu’à l’aube. « Salaud de Kapor ! Ah, le gredin ! » répétait-il. Cette nuit-là, Pépère enrichit la langue française d’un verbe et d’un substantif nouveaux : « se faire momokaporiser » et la « momokaporisation » (ou « momokaporitude »). Cette soirée, il en parle encore, alors que dix ans et plus ont passé… »
(Kapor n’encourut aucune vengeance de la part du régime qu’il persiflait. J’imagine le sort qu’on ferait aujourd’hui à un plaisantin qui, chez Maxim’s, amuserait la galerie jusqu’aux larmes aux dépens de la voix de Carla ou des talonnettes de Sarko…)

Sa reconstitution délicate, simenonienne, de la vie obscure du plus étonnant collectionneur d’art du XXe siècle fut l’un des tout premiers livres des éditions Xenia. Les circonstances et retombées de la publication du Mystère Chlomovitch mériteraient à elles seules un livre entier. J’en parlerai ailleurs. Dans mes travaux en cours, restent Ouna et Chronique de la ville perdue, deux chefs-d’œuvre que bien des romanciers titrés rêveraient d’avoir écrits.Ce jour, on enterre Momo dans l’allée des Grands de Serbie. Le garnement en jeans des années 60 a accompli sa vie, une trajectoire magnifique surplombée, comme ce portrait que je fis de lui dans son atelier en 2005, par une devise tutélaire : NOSTALGIA.
Pourquoi toi, mère, et pas moi ? Aujourd’hui, Momo connaît la réponse.
1 commentaire:
Comme cet hommage est bien écrit! Comme il est juste dans le ton et l'esprit! Momo Kapor était effectivement ce personnage si bien cerné en quelques traits par Slobodan Despot. Sa disparition laissera un vide immense en Serbie. Mais probablement pas – hélas – dans le rese du monde, si misérablement coincé dans son "politiquement correct", si terne, si triste. Je fais le vœu que pour ceux qui l'ont connu, Momo restera un exemple à suivre plutôt que le dernier représentant d'une race qui s'éteint, celle des libres penseurs qui incarnent cette libre pensée dans chacun de leurs actes.
Momo, nedostajaćeš nam...
Et que ceux qui aiment la littérature ouvrent les yeux. On peut être de peintre de talent et magnifique écrivain tout à la fois!
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