Le rêve des saules
L’étrange nuit que je viens de traverser ! Mon corps n’était plus qu’une masse prostrée par la grippe, un réceptacle à douleurs innombrables, surtout dans la tête. Je voyais défiler devant mes yeux fermés des mots, ou plutôt des catégories, inscrites sur des sortes de plaquettes et réparties en des arborescences toujours changeantes. Une “voix” m’annonçait que j’irais ici plutôt que là, puis tout cet ordre était rebrassé comme un jeu de cartes. Je ne me rappelle aucun mot, uniquement les éclairs et les lueurs qui accompagnaient ce défilé absurde.
L’enfer lui-même ! Seule consolation parvenant de temps à autre à mon esprit : étant confessé, je pouvais mourir tranquille.
Mais voici qu’au point du jour, un rêve idyllique est soudain venu interrompre ce maelström. Je me suis retrouvé à Sirmium, ma ville natale, dans le quartier de Jalija où vivait jadis mon oncle. C’était à l’époque un ghetto surtout peuplé de tziganes, périodiquement inondé par la Save. Maintenant qu’on a endigué la rivière, c’est devenu une zone résidentielle avec de petites villas à l’américaine.
Dans mon rêve, il n’y avait encore rien de tout ça : je ne voyais que d’immenses saules très touffus et, derrière eux, la dense allée de peupliers qui borde le vaste cours de la Save. Ces saules bruissants, ces peupliers argentés et leur parfum mêlé à celui du sable fluvial sont mes souvenirs les plus anciens. A ce spectacle, j’ai éprouvé une profonde allégresse, me disant : “Voilà, c’est ici que je vais vivre ! Le restant de mes jours ! Pourquoi chercher ailleurs ?” J’auscultais le silence parfait des lieux, goûtais cette tranquillité intemporelle, cette “paix de fond de mer” qu’on éprouve parfois en Voïvodine et nulle part ailleurs.
J’étais en train de me dire qu’il faudrait chercher une maison dans le coin, ou en bâtir une, lorsque je vis arriver, du côté de l’est, un autocar délabré. Je lui tournai le dos pour bien marquer que je ne voulais pas monter, mais il s’arrêta quand même. Le chauffeur, un jeune homme très poli d’une trentaine d’années, coupa les gaz et me proposa de me montrer les environs. Je le suivis et, comme nous partions vers l’ouest, j’eus la surprise de découvrir, au bout d’une rue campagnarde, le départ d’une colline. Ces rues aux maisons de terre, avec des gosses plus crottés et plus nombreux que les chiots, n’existent plus depuis au moins trente ans ! Et, surtout, l’unique colline de la région, artificielle du reste, un tumulus préchrétien appelé Golgotha, fait moins de 12 mètres de haut.
N’importe : nous longions les flancs d’une échine boisée, parcourue d’escaliers en bois. A mi-hauteur, je vis un petit étang tout rond, vers lequel descendait un large et puissant escalier taillé dans la roche, comme dans les cités incas. Je demandai à mon guide qui l’avait fait : “Les partisans”, me dit-il, ce qui m’étonna. J’eus la curiosité, mais non la volonté, de l’escalader.
Enfin, de l’autre côté de la colline, sur son versant ouest, nous trouvâmes une maison, toute simple et menue, à un étage, avec une porte et deux fenêtres. Mon guide me fit entrer, puis je ne le revis plus. Dedans, il y avait un vieil homme, genre vieux garçon à la retraite, peut-être professeur, dont le dénuement n’avait d’égales que l’hospitalité et la gentillesse. Dans sa cuisine blanche et propre, il n’y avait qu’un petit réchaud électrique à deux plaques, une petite table et deux chaises. Il me dit : “Assieds-toi là pendant que je prépare le café”, et il sortit. J’aperçus alors, assise à la même table en face de moi, une belle jeune fille brune, aux cheveux longs, sérieuse et réservée, mais à l’âme ardente. (Exactement le genre qu’on ne rencontre plus.) Elle m’émut jusqu’au tréfonds. Nous nous lançâmes dans une conversation sur des sujets généraux, mais à mesure que nous parlions, nos têtes se rapprochaient. A la fin, irrésistiblement, nos bouches finirent par se joindre avec une énergie désespérée, candide et presque douloureuse.
Il est sept heures du matin. La fièvre m’a laissé suffisamment de répit pour noter ceci. Il le fallait, impérieusement, car j’ai le sentiment que toute cette nuit — le cauchemar des catégories comme l’idylle des saules — avait un sens précis.
L’enfer lui-même ! Seule consolation parvenant de temps à autre à mon esprit : étant confessé, je pouvais mourir tranquille.
Mais voici qu’au point du jour, un rêve idyllique est soudain venu interrompre ce maelström. Je me suis retrouvé à Sirmium, ma ville natale, dans le quartier de Jalija où vivait jadis mon oncle. C’était à l’époque un ghetto surtout peuplé de tziganes, périodiquement inondé par la Save. Maintenant qu’on a endigué la rivière, c’est devenu une zone résidentielle avec de petites villas à l’américaine.
Dans mon rêve, il n’y avait encore rien de tout ça : je ne voyais que d’immenses saules très touffus et, derrière eux, la dense allée de peupliers qui borde le vaste cours de la Save. Ces saules bruissants, ces peupliers argentés et leur parfum mêlé à celui du sable fluvial sont mes souvenirs les plus anciens. A ce spectacle, j’ai éprouvé une profonde allégresse, me disant : “Voilà, c’est ici que je vais vivre ! Le restant de mes jours ! Pourquoi chercher ailleurs ?” J’auscultais le silence parfait des lieux, goûtais cette tranquillité intemporelle, cette “paix de fond de mer” qu’on éprouve parfois en Voïvodine et nulle part ailleurs.
J’étais en train de me dire qu’il faudrait chercher une maison dans le coin, ou en bâtir une, lorsque je vis arriver, du côté de l’est, un autocar délabré. Je lui tournai le dos pour bien marquer que je ne voulais pas monter, mais il s’arrêta quand même. Le chauffeur, un jeune homme très poli d’une trentaine d’années, coupa les gaz et me proposa de me montrer les environs. Je le suivis et, comme nous partions vers l’ouest, j’eus la surprise de découvrir, au bout d’une rue campagnarde, le départ d’une colline. Ces rues aux maisons de terre, avec des gosses plus crottés et plus nombreux que les chiots, n’existent plus depuis au moins trente ans ! Et, surtout, l’unique colline de la région, artificielle du reste, un tumulus préchrétien appelé Golgotha, fait moins de 12 mètres de haut.
N’importe : nous longions les flancs d’une échine boisée, parcourue d’escaliers en bois. A mi-hauteur, je vis un petit étang tout rond, vers lequel descendait un large et puissant escalier taillé dans la roche, comme dans les cités incas. Je demandai à mon guide qui l’avait fait : “Les partisans”, me dit-il, ce qui m’étonna. J’eus la curiosité, mais non la volonté, de l’escalader.
Enfin, de l’autre côté de la colline, sur son versant ouest, nous trouvâmes une maison, toute simple et menue, à un étage, avec une porte et deux fenêtres. Mon guide me fit entrer, puis je ne le revis plus. Dedans, il y avait un vieil homme, genre vieux garçon à la retraite, peut-être professeur, dont le dénuement n’avait d’égales que l’hospitalité et la gentillesse. Dans sa cuisine blanche et propre, il n’y avait qu’un petit réchaud électrique à deux plaques, une petite table et deux chaises. Il me dit : “Assieds-toi là pendant que je prépare le café”, et il sortit. J’aperçus alors, assise à la même table en face de moi, une belle jeune fille brune, aux cheveux longs, sérieuse et réservée, mais à l’âme ardente. (Exactement le genre qu’on ne rencontre plus.) Elle m’émut jusqu’au tréfonds. Nous nous lançâmes dans une conversation sur des sujets généraux, mais à mesure que nous parlions, nos têtes se rapprochaient. A la fin, irrésistiblement, nos bouches finirent par se joindre avec une énergie désespérée, candide et presque douloureuse.
Il est sept heures du matin. La fièvre m’a laissé suffisamment de répit pour noter ceci. Il le fallait, impérieusement, car j’ai le sentiment que toute cette nuit — le cauchemar des catégories comme l’idylle des saules — avait un sens précis.
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