Jean Romain, penseur du Tao
« La rébellion des nouvelles idéologies contre le Tao est une rébellion des branches contre l’arbre: si les rebelles parvenaient à vaincre, ils s’apercevraient qu’ils se sont détruits eux-mêmes. » (C. S. Lewis, L'abolition de l'homme, chap. II « The Way »)
Jean Romain est le philosophe de l’éducation le plus connu et le plus lu de Suisse Romande. Son essai La Dérive émotionnelle (L’Age d’Homme, 1998) a introduit un concept-clef dans le langage commun: à savoir que l’homme moderne — surtout à l’échelle collective — se laissait trop facilement obnubiler par l’émotion tandis que le jugement rationnel était dénigré et négligé; et que cette dérive n’était pas occasionnelle ni fortuite, mais bien voulue et orchestrée par le système éducatif, moral et médiatique en place.
Un être guidé par ses impulsions émotives et amputé de sa raison est manipulable et nécessairement manipulé, estimait Jean Romain. Pour cette raison, ce professeur respecté s’est toujours opposé aux doctrines pédagogiques-pédagogistes du temps, prétendant placer l’élève, et non le savoir, au centre du projet scolaire, prétendant éduquer plutôt qu’instruire. Trente-sept années durant, à Genève, il a mené sa barque comme il l’entendait: non comme il lui plaisait, mais comme on l’a toujours pratiqué, et comme on le pratique encore dans les sciences et les arts que l’idéologie n’a pas encore brouillés. Cela lui a valu la haine des pédagogos en place et une solide réputation de réac. Il n’en eut jamais cure.
Aujourd’hui, Jean Romain a jeté l’éponge. En quittant prématurément le professorat, il a pris la peine de livrer publiquement ses raisons, sans détours ni langue de bois. L’acte est à saluer dans cette Suisse où il est mal venu de faire des vagues. « L’école manque de vie », dit-il et cette phrase résume tout. Il parle bien entendu de l'école qu'il a pratiquée, à Genève, qui est à la fois l'un des systèmes les plus "avancés" et les moins performants de Suisse. Elle est, d'une certaine manière, le laboratoire de pointe d'une tendance omniprésente, portée par les réseaux académiques et les organisations internationales, et définie par des postulats philosophiques et anthropologiques étroits. Un lit de Procuste global ne tenant compte ni des héritages spirituels ni des traditions locales. Ni, et c'est peut-être le plus grave, des aspirations réelles de l'être humain tel qu'il est, remplacées par une vision volontariste de l'humanité telle qu'elle devrait être, projet en chantier permanent dont les pédagogues sont les interprètes et les ingénieurs. Oui, pour Jean Romain, l’école manque de vie car elle est, par ses exigences nulles et le rôle d’animatrice-éducatrice qu’elle s’est donné, une antichambre de l’ennui et de la standardisation de l’humain, donc de la mort. Comme JR le rappelle sans cesse, on le lui demandait pas d'éduquer — laissons cela à la famille, tant qu'elle existe — mais d'abord d'instruire.
« We don’t need no education », chantait Pink Floyd dans « The Wall ». Il vaut la peine d’écouter ces textes, souvent profonds, foudroyants et prophétiques. Nous n’avons pas besoin d’éducation, crie cet hymne des années 80, et il ajoute aussitôt: Nous n’avons pas besoin de contrôle de pensée (« We don’t need no thought control »). Nous ne voulons pas — et c’est le message clef de cet album-univers orwellien, monument de la culture du XXe siècle — nous ne voulons pas « n’être que des briques dans le Mur ». Pink Floyd avait compris, à la suite d’Orwell, de Soljénitsyne, de Zamiatine et de tous les témoins et penseurs de l’ère totalitaire, que l’« éducation » des masses n’était qu’une chaîne de dressage pavée de belles intentions, mais dont le résultat ultime n’était plus qu’une ombre d’humain, créature pavlovienne guidée par ses désirs et ses peurs, habitée d’un vide que le Pouvoir comble, au choix, par des élans grégaires et vindicatifs — comme dans le nazi-communisme — ou par des boulimies de consommation et de jouissance incontrôlées — comme dans l’utopie libérale-libertaire où nous vivons. Tout, sauf l’être « autonome et conscient de soi » que la tradition occidentale, creuset de l’idée même de liberté avait, depuis Sophocle, posé comme modèle de l’humain.
Le combat de Jean Romain n’a rien de ringard — à moins qu’on taxe de ringards les esprits les plus lucides du XXe siècle. Ce n’est pas du « comme avant » qu’il réclame, mais du « comme il faut ». Ce n’est pas telle ou telle doctrine sociale ou religieuse qui l’anime, mais le sentiment inné, et universellement partagé quoi qu’en disent les idéologues, du juste et du bon. Faire entrer dans la filière scolaire des enfants vifs et curieux pour en voir sortir des idiots semi-analphabètes, cela ne peut être appelé un succès, sauf si l’idiotie généralisée est l’objectif du projet.
Aux velléités d’intrusion du Pouvoir dans nos vies, justifiées par la pensée scientiste et facilitées par ses inventions, Jean Romain a opposé la relation essentiellement humaine et personnelle du maître et de l’élève. Au dressage (fût-il « copain »), il a opposé l’instruction, à la pédagogie de laboratoire le bon sens et l’expérience. Enseigner des connaissances objectives, transmettre des outils d’expression et de compréhension — à commencer par la langue —, cultiver des matières et des valeurs non périssables, c’est créer des personnalités pourvues de maîtrise et sûres de leur jugement propre. Le contraire exact de l’être interdépendant, balbutiant et immature que l’école moderne est fière de fabriquer. Si un tel projet est antimoderne, c’est que la « modernité » est devenue synonyme de régression et d’esclavage.
Jean Romain a introduit dans le débat scolaire suisse des idées percutantes, fraîches, et des auteurs novateurs, tel qu’un Jean-Claude Michéa avec son Enseignement de l’ignorance. Dans ses chroniques, que j’ai eu l’honneur de publier sous le titre Pour qui sonne le même (Xenia 2006), il montrait avec lucidité que la postmodernité ne construisait pas un nouveau monde mais se contentait de déconstruire l’ancien: « la fin du monde est derrière nous »! Ses références et ses lectures retracent un conservatisme de civilisation, chrétien mais non politique, ni de droite ni de gauche, qui tient en un seul parti pris: celui de la loi naturelle, partagée et non fabriquée, que l’Ingénierie scientiste des âmes s’ingénie à disséquer et à faire disparaître, pour la remplacer par des doctrines interchangeables entièrement dues à l’arbitraire des modes et des jeux de pouvoir. En un mot, pour reprendre la magnifique métaphore de C. S. Lewis, Jean Romain est un taoïste. Défenseur de cette « Voie » (Tao) que toutes les civilisations se sont toujours efforcées de suivre, sur laquelle elles ont toutes fondé leurs systèmes de valeurs, mais que personne encore n’a pu définir ou altérer. Toutes les traditions, toutes les sagesses en proviennent, ainsi que tous les codes fondamentaux de conduite. L’école était l’un des lieux de cette transmission tacite jusqu’à ce que des mages « scientifiques » viennent en redéfinir la mission comme les méthodes au gré de leurs expérimentations.
Politicien poli mais argumenté, membre d'un parti bourgeois peu enclin aux débats de fond, Jean Romain mène, à l'écart des chapelles, un combat plus important que les causes politiques. Il y va, au travers de ce que nous enseignons aux générations nouvelles, de la survie de l'individu civilisé ou de sa transformation en un troupeau docile encadré par une élite autoproclamée d'idéologues et de technocrates.
Le Nouvelliste, 4 juin 2013.
N. B. — Du fait d'un malentendu rédactionnel, le texte paru dans le "Nouvelliste" du jour était une ébauche et non la version définitive. Le présent texte fait foi.
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