vendredi 3 mai 2013

De l'ouverture

Du temps où je fréquentais les assemblées chrétiennes occidentales, l’ouverture y était l’une des pièces incontournables du menu, aux côtés du nescafé et des cakes à la vanille. Il s’agissait — comme dans la prédication du New Age et dans les milieux culturels bien-pensants — de s’ouvrir sans cesse. A la bonne parole. A autrui. A la volonté de Dieu. A la laideur. Aux vibrations telluriques. Aux messages des extraterrestres. A force de s’ouvrir sans répit, me disais-je, on doit se sentir comme une chaussette retournée.
Les manières mièvres des prêchi-prêcheurs de l’ouverture m’irritaient prodigieusement. Aujourd’hui, elles me font sourire. Depuis toujours, j’ai des antennes dressées sur le bruit du temps et les diaprures du monde. Sur la foi de mes lectures, de mes rencontres, de mes langues et de mes voyages, j’affirme que le problème de la communion avec autrui, aujourd’hui, réside moins dans le manque d’«ouverture» du récepteur que dans le manque d’intérêt du message.
Lorsque je suis arrivé en Suisse sans connaître un traître mot de la langue du cru, on m’a collé sans autre forme de procès dans une classe d’intégration. Nous étions une bonne trentaine, de sept à dix-sept ans. Le benjamin, c’était moi, sac à dos bleu et rêves d’astronaute. Les grands avaient du poil au menton et rêvaient plus sagement de motos. La plupart des élèves étaient espagnols — c’était la grande vague — tout comme M. Santos, le maître. Quelques semaines après le début des cours, ma mère accourut, affolée, lui demander s’il avait reçu le mandat de m’enseigner l’espagnol. «Né vousss en faites pas, Madame, votrrré fistòn saurrra trrrès bien lirrre et écrirrre! Mais d’aborrrd, on doit sé comprendrrre!» Dès lors, cet excellent homme me gorgea de français. Dictées, manuels, Bled, Hugo, Genevoix. Colchiques dans les prés. Listes de conjugaisons. Grand Meaulnes. Réglettes sur les doigts et puis cette façon sadique de vous tirer les cheveux à la racine des tempes… Il venait plusieurs soirs par semaine à la maison contrôler mes devoirs. Il savait ce qu’il faisait. Il m’aimait et se donnait sans compter. Il ne prêchait rien, sinon l’amour de la langue et le dépassement de soi.
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A Sion, au début des années septante, deux immigrés venus des deux bords opposés de l’Europe communiaient dans une même religion, infiniment austère. M. Santos est aujourd’hui un paisible retraité du côté de Valence. Il m’a inculqué de force, car il m’en avait estimé digne, le seul vrai métier que je possède: celui de la langue française, la plus riche et la plus subtile au monde. C’est l’une des personnes à qui je suis le plus redevable dans ma vie. Grâce à son exigence obstinée, j’ai intégré une culture nouvelle sans jamais devoir renier la mienne.
La compréhension interculturelle est un miracle et un exploit, et non un droit ni une loi. Vouloir y accéder en se reniant, c’est jeter le bébé avec l’eau du bain. Celui qui, pour complaire à autrui, s’est départi de ses racines, ne suscite que mépris et bâillements.

Le Nouvelliste, 3 mai 2013.


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