dimanche 10 février 2013

Le destin de Big Ben

 

 

 

Le destin de Big Ben

 

L’Odyssée de Pi raconte l’histoire — vraie à l’origine — d’un jeune Indien naufragé qui dériva sept mois dans une chaloupe avec un tigre du Bengale. Je fus sans doute le seul spectateur à ne comprendre qu’à la fin du film qu’il s’agissait d’une allégorie psychique. A un moment, le fauve malcommode tombe à la mer. Au lieu de s'en débarrasser, Pi va le secourir et, au gré des périls, en faire son allié. La peur que le tigre lui inspirait, explique-t-il, était l’aiguillon qui le poussait à lutter et survivre. Le récit de ce miracle recouvre une autre version, bien plus sordide, du naufrage. Mais c’est la première, nous dit Pi, qui a la faveur de Dieu.

Je la tiens pour vraie moi aussi. Il arrive que les animaux exercent une véritable mission spirituelle dans nos vies. 

Lorsque j’ai fondé la maison d’édition qui porte le prénom de ma cadette, j’ai demandé à l’aînée ce qu’elle désirait en contrepartie. Elle pouvait me réclamer la Lune : elle voulut juste un chien. Ce fut un terrier de Norfolk, fou, fier, affectueux, teigneux, impossible. Un ami chasseur m’avait prévenu : «Un terrier ? tu ne l’éduqueras jamais ! » Big Ben devint une gloire des quais de Vevey, tirant sa jeune maîtresse comme un remorqueur. Et Irina, qui était très renfermée, commença à s’ouvrir grâce à lui. Big Ben était le compagnon de ses rêveries, mais aussi sa passerelle vers les autres. Cette bête si attachante faisait fondre les cœurs, à commencer par le sien. L’enfant-île put ainsi aborder l’humanité par son visage le plus bienveillant. 

Lorsque sa patronne, devenue ado, se trouva des amis et une âme sœur, Big Ben fut souvent mon pensionnaire. Il était le lien avec mon aînée, qui vivait chez sa mère. Début janvier, il me parut étrange, comme méditatif. Un jour, je le vis assis à deux mètres d’un chat hérissé, ne songeant même pas à le courser. Il contemplait ! Quelques minutes plus tard, il défia une voiture — et eut le dessous. Heurté, il se coucha et ses yeux si vifs se perdirent au loin. Malgré les soins, il expira dans la soirée, sans un gémissement. 

Ma fille et moi, nous nous reconnûmes de nouveau à travers un chagrin profond, inaccessible aux autres. Nous n’avions jamais éduqué Big Ben. L’éducateur, c’était lui.

 

Le Régional, 10 janvier 2013.

 

PS Big Ben est mort le 4 janvier 2013, dans les vignes de Saillon.

 

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