Carla del Ponte horrifiée par les verdicts du TPI (débat avec Slobodan Despot sur la RSR)
Présentatrice : C’est un verdict qui est considéré comme une gifle par la Serbie, le Tribunal Pénal International pour l’ex- Yougoslavie acquitte une nouvelle fois l’ancien Premier ministre kosovar Ramush Haradinaj. L’homme était accusé de crimes de guerre contre les Serbes lors de la guerre d’indépendance du Kosovo en 1998-99, mais le juge a estimé que les témoins de l’accusation n’étaient pas assez fiables. Si la décision réjouit Priština, elle met Belgrade en colère, d’autant que cette libération survient 10 jours seulement après l’acquittement par ce même tribunal de deux généraux croates accusés eux aussi de crimes de guerres. Résultat : ce soir, les Serbes ont le sentiment d’avoir été les seuls condamnés.
Philippe Revaz : Les deux invités avec nous pour apprécier ce jugement : Carla Del Ponte, tout d’abord, bonsoir !
Carla del Ponte : Bonsoir.
PhR : Vous êtes l’ancienne procureure du Tribunal Pénal International pour l’ex- Yougoslavie, Carla Del Ponte. Et puis avec nous également Slobodan Despot, en direct de Sion, bonsoir !
Slobodan Despot : Bonsoir !
PhR : Vous êtes éditeur, chez Xenia, d’origine Serbe, vous vous exprimez souvent sur la question, Slobodan Despot. Carla Del Ponte, quel est votre qualificatif ce soir avec cet acquittement, du poste que vous occupiez. J’imagine que c’est plutôt une déception.
CdP : Mais disons que ce n’était pas une surprise, celle d’aujourd’hui parce que déjà pendant l’enquête on avait eu beaucoup de difficultés à conduire cette enquête. On n’avait aucune coopération, même pas de coopération de la communauté internationale. Donc on y était quand même parvenu. L’acte d’accusation avait été confirmé par un juge, mais on a déjà vu pendant le premier procès, ça a été impossible de porter les preuves, particulièrement les témoins, devant la Cour. Donc pratiquement ça a été une répétition, ce deuxième procès. Donc ici le défaut c’est l’impossibilité de porter les preuves qu’on avait recueilli pendant l’enquête devant le juge. Donc c’était l’acquittement obligatoire.
PhR : Carla Del Ponte vous êtes directement mis en cause par l’avocat de Ramush Haradinaj qui vous demande des excuses publiques. Que lui répondez-vous ?
CdP : Bah… vous savez… Je pense que c’est lui qui doit s’excuser, parce qu’il doit être seulement heureux qu’il a pu obtenir [le fait] que son client a été acquitté. Parce que nous on avait les preuves mais on n’a pas pu les porter devant la Cour. Donc aucune excuse. Il ne manquerait plus que ça !
PhR : Slobodan Despot, quand les témoins se rétractent, quelles qu’en soient les circonstances, si on n’a plus les témoins plus un dossier suffisant, il faut acquitter. C’est la justice, non ?
CdP : Ah mais… évidemment !
PhR : Slobodan Despot peut être, d’abord.
SD : Excusez-moi Madame. Evidemment qu’on est obligés d’acquitter si les témoins disparaissent or il semble qu’il y ait eu plusieurs témoins assassinés. Notamment un témoin clef, qui s’appelait Tahir Zemaj, qui a été bestialement assassiné, donc les autres ont été intimidés et la Cour n’a semble-il pas fourni les moyens de les protéger. Donc on a acquitté les accusés, faute de témoins parce qu’ils étaient morts.
PhR : Carla del Ponte, dans ces conditions que les témoins disparaissent un peu mystérieusement est ce que ça ne doit pas être pris en compte quand même par le jugement ?
CdP : Mais ils avaient été pris en compte par la Cour d’Appel, en disant il faut répéter le procès. Mais naturellement si on n’a plus les témoins parce qu’ils ont disparu, ou ont été tués, naturellement les miracles on ne peut pas les faire. Et je dois dire, je veux dire, que le seul problème avec les témoins, c'est-à-dire, les témoins qui étaient intimidés où qui étaient même tués, et ce n’est pas seulement dans ce procès mais dans d’autres aussi, c’était seulement sur le Kosovo. On n’a jamais eu de ces problèmes ni sur la Serbie, ni sur la Croatie, ni sur la Bosnie-Herzégovine. C’était seulement au Kosovo qu’il y avait cette terrible peur pour les témoins.
PhR: Carla Del Ponte vous reconnaîtrez, c’est assez troublant, on l’impression que c’est les Serbes qui se font condamner et jamais les autres.
CdP: Oui, je dois dire que l’Office du procureur a fait son travail. Il a mis en état d’accusation beaucoup de Serbes, parce que beaucoup de Serbes étaient coupables de crimes. Mais il y avait aussi d’autres ethnies et ils ont été aussi mis en état d’accusation et portés devant le Juge. Et puis après, c’est quelqu’un d’autre qui porte la responsabilité. Mais c’est vrai que maintenant les Serbes peuvent penser que c’était seulement contre eux, mais ce n’était pas vrai.
PhR: Slobodan Despot, c’était contre vous, c’est ça que vous pensez ?
SD: Je crois que Madame Del Ponte a raison de faire la distinction entre le travail de l’Office du procureur et les verdicts. Moi ce que j’observe, c’est que cet acquittement n’aurait pas été aussi scandaleux si il n’avait pas suivi un acquittement précédant et qui, dans sa portée, est beaucoup plus important, parce qu’il s’agit de l’acquittement des officiers qui sont directement responsables de l’épuration ethnique des Serbes de Krajina. En une semaine ou un peu moins, l’été 1995, 220 000 personnes environ ont été expulsées de leurs foyers en 4 jours. Et il s’avère que personne n’est responsable. Personne !
CdP: Voilà,
SD: Qu’est-ce qui ce passe ?
PhR: C’est tout le système qui est un peu en cause là, Carla Del Ponte. Certes le Procureur fait son travail mais toute l’architecture juridique, on a l’impression qu’elle vacille.
CdP : Non mais jusqu’au verdict de Gotovina tout allait très bien, ou plus ou moins bien. Mais c’est effectivement le jugement Gotovina qui a porté des troubles et que c’est inexplicable. Ils ont été condamnés en première instance, alors on se demande qu’est-ce qui s’est passé ? Il s’est passé qu’ils ont fait une autre interprétation des fait et du droit, pour dire « on l’acquitte ». Mais la ce n’était pas, d’après moi, une décision qu’il fallait prendre. D’ailleurs il y a deux juges dissidents.
PhR: Slobodan Despot.
SD: Justement, moi j’aimerais m’attarder sur ceci. Parce qu’il y a là une composante, peut être que Mme l’ancienne Procureure ne serait pas d’accord, mais il y a une composante politique. Les trois Juges qui ont acquitté sur cinq sont : un Juge américain, un Juge jamaïquain donc britannique, et un Juge turc. Les deux Juges qui se sont opposés au jugement sont un Juge italien et un Juge maltais. Je me permets de citer là ce qu’a dit le Juge italien sur ce verdict. C’est absolument rare, à mon avis, c’est très rare même dans les annales de la justice, que quelqu’un dise ceci : « Je suis en désaccord fondamental avec l’entièreté du jugement de l’appel qui va à rebours de tout sens de la justice ». Il faut bien se mettre ça dans la tête, ça figure dans le verdict. Ce qui veut dire qu’il y a vraiment une décision qui n’est absolument pas d’ordre juridique dans l’acquittement de ces hommes. Parce qu’imaginez qu’on condamne les hauts responsables militaires et politiques d’un Etat qui demain, l’année prochaine, sera membre de l’Union Européenne! Elle-même d’ailleurs porteuse du prix Nobel de la paix. Imaginez les conséquences politiques que ça pourrait avoir. Donc là il y a eu un raisonnement politique; ça me semble tout à fait évident.
PhR: Carla Del Ponte est-ce que ce soir ce n’est pas toute la légitimité de la justice Internationale qui est remise en question ?
CdP: Je ne vais pas arriver jusque là parce que moi, j’y crois, à la justice internationale. Mais c’est vrai que le jugement Gotovina a quand même porté un coup dur, oui.
PhR: Mais rétrospectivement, Carla del Ponte, vous n’avez pas quelques regrets, quelques doutes, quelques hésitations, du fait d’avoir participé à cette justice qui manifestement a quelques ratés, si je vous entends bien ?
CdP: Ah non ! Pas du tout, alors pas du tout. Parce que quand moi j’étais là, n’est-ce pas, on a travaillé en toute indépendance. On ne s’est pas soumis aux pressions. On a fait notre travail et on peut le voir. Mais comme je disais avant, après, naturellement, le verdict c’est une autre responsabilité.
PhR: Slobodan Despot, vous qui êtes beaucoup intervenu sur ce dossier au fil des années, souvent en désaccord avec Carla Del Ponte d’ailleurs, ce soir on a l’impression que vous êtes assez d’accord sur le constat vis-à-vis de cette justice. Vous, ça vous étonne de vous retrouver dans ce camp la ?
SD: Non ça ne m’étonne pas, les faits sont les faits on ne peut pas les contourner.
CdP: Voilà.
SD: C’est qu’il y a des États, comme les États-Unis par exemple, qui ont toujours rejeté l’idée une justice internationale. Ce verdict présidé par un juge, je vous le rappelle, américain, va complètement bloquer tout développement de cette Justice internationale. On va dire « Mais bien sûr ! Voilà, c’est une Kangaroo Court, c’est un procès politique selon les circonstances et tous les autres procès seront comme ça. » Peut être qu’ils ne seraient pas comme ça s’il n’y avait pas cette pression qui a été exercée ici. Et puis, j’aimerais aussi dire qu’au-delà du problème judiciaire, la Croatie, suite à ce verdict, a fait de cet événement, donc de l’expulsion des Serbes de Krajina, une sorte de fête nationale historique. Imaginez ce que deviendra une nation dont la plus grande fête historique va être l’expulsion de 220 000 de ses propres citoyens de leurs foyers. Imaginez que la Serbie fête l’expulsion des Albanais du Kosovo! Mais imaginez ça ! Et ça, ça va faire partie de l’Union Européenne, demain ! Et on va les accueillir avec les honneurs. C’est ça qui est terrible !
PhR: Mais Carla Del Ponte, en même temps il y a le procès Ségalat, on va en parler, toute proportion gardée, à Lausanne. La défense de l’accusé a dit: c’est tout à l’honneur de la justice et de la démocratie d’oser acquitter parfois, même de dire : on s’est trompé, on acquitte. Dans ce domaine-là, est-ce que vous n’avez pas ce doute qui survient quand même ?
CdP: Non. Non, non pas du tout. Mais je suis tout à fait d’accord que parfois il y a des acquittements. Comme dans le cas Haradinaj on n’a pas pu porter les preuves devant la Cour. Donc, c’est forcement l’acquittement. Mais Gotovina ce n’était pas ça.
SD: Est-ce que je pourrais poser une question à Madame Del Ponte ?
PhR: Allez-y Slobodan Despot, ce n’est pas tous les jours.
SD: Est-ce que vous pensez, Madame, maintenant que vous n’êtes plus en fonction, qu’après l’affaire de la «Maison jaune» que vous-même avez d’ailleurs révélée dans votre livre, donc du trafic d’organes, après l’acquittement de Haradinaj qui était accusé d’avoir torturé et tué des gens dans un camp, qui est un ancien premier ministre du Kosovo — et qui même a annoncé qu’il allait le redevenir d’ailleurs —, est-ce que vous pensez qu’on peut encore obliger les Serbes du Nord du Kosovo à vivre sous ce pouvoir là ?
[un instant de silence]
CdP: Mais écoutez, le Kosovo, c’est un grand problème. Et moi j’étais toujours surprise, mais naturellement c’est une évaluation politique, du fait qu’on avait reconnu l’Etat du Kosovo. Ça en tout cas. Naturellement maintenant, ça devient encore plus difficile, n’est-ce pas ? Parce qu’effectivement ce Monsieur Haradinaj qui était considéré comme un héros, déjà quand on l’avait mis sous enquête, on a eu pas mal de critiques. Le fameux Peterson qui était là-bas comme gouverneur, le traitait comme un grand ami. Donc nous on avait déjà eu beaucoup de difficultés à faire une enquête. Donc je peux bien m’imaginer que les Serbes du Kosovo vont avoir quelques problèmes.
PhR: Slobodan Despot, satisfait de la réponse, là ?
SD: Écoutez, non, je ne suis pas satisfait, je pense que Madame Del Ponte n’est pas satisfaite non plus. C’est une tragédie. Personne ne peut être satisfait de ce qui se passe là-bas.
CdP: Absolument, absolument, c’est une situation extrêmement difficile.
PhR: En tous les cas je vous remercie tous les deux, Slobodan Despot, Carla Del Ponte de nous avoir accordé ces quelques minutes.
[…]
(Merci à Karl Volfoni Aleksa pour son minutieux travail de transcription!)
PS Transcript-traduction serbe sur le site du magazine Akter.
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