mercredi 29 août 2012

Le mystère Corinna

Longtemps demeurée à l’ombre de Chappaz, l’œuvre de S. Corinna Bille revient à pas lents mais sûrs vers la pleine lumière. On lui consacre, paraît-il, un nombre étonnant de thèses universitaires. Son œuvre n’en conserve pas moins un charme intriguant.
Un souvenir d’enfance : je débarquais en Suisse, sans savoir un mot de français. A sept ans, on m’avait placé, à Sion, dans une classe d’intégration pour rattraper cette lacune. Avec une langue, je découvrais une mentalité, une culture, un paysage. 
Deux ou trois ans plus tard, on nous faisait lire en classe « Le mystère du monstre » de Corinna Bille, l’histoire de la dernière bête qui hanta le Valais. Cette prose universelle et ancrée, légère et transparente, me révéla une profondeur jusqu’alors ignorée de ce pays : ses mythes, ses peurs, ses non-dits, sa beauté brutale. La vraie littérature est toujours plus belle que la réalité qu’elle évoque. Aujourd’hui encore, lorsque je pense à cette histoire, une boule me serre la gorge, comme au son du « Derborence, le mot chante triste et doux dans la tête pendant qu’on se penche sur le vide… » de Ramuz. Les lieux inspirent les poètes, mais les poètes sanctifient les lieux.

Data_art_1034627_news624
Pause-écriture au bord du Lac d'Orta (photo Blaise Chappaz).

Dans ses romans et ses innombrables récits, Corinna était dépositaire d’un trésor sans prix : le fleuve immémorial de la narration populaire. Il ne suffit pas d’être « indigène » pour le capter, non, c’est même parfois le contraire. Il est des auteurs — Gogol, Marcel Aymé, Thomas Hardy ou Claude Seignolle — qui ont cette fréquence dans leur oreille, et ils se retrouvent à l’aise dans n’importe quel recoin du vieil héritage humain. Il en va de même de certains musiciens qui ont le don de transfigurer un folklore qui sans eux se serait peut-être perdu: de Falla, Bartók, Prokofiev. Corinna est de ces artistes de naissance et de sang qui créent sans effort apparent, comme s’ils n’étaient que les instruments d’une transmission intemporelle. La rancœur et le mépris des clercs sont la preuve de leur authenticité, de même que la pureté de leur style, qui ignore la faute de goût.
C’est peut-être de Georges Borgeaud qu’est venue la définition la plus essentielle du mystère Corinna. Comparant sa prose de ses deux parents, ce vieil ami de la famille confia un jour à Blaise Chappaz: « Ton père, on peut retrouver ses sources. Ta mère, non ! »

Aucun commentaire: