mercredi 6 juin 2012

Du réaliste au cynique, une subtile dérive du langage

J’étais invité ce matin à l’émission de débat «En Ligne directe» sur la RSR1, consacrée à un bilan des années Obama. 
En face de moi, Hugues Hiltpold, conseiller national genevois, radical d’idées et Américain de par sa mère.
Suivant la formule de l’émission, les auditeurs expriment leur avis avant et pendant le débat. Selon les animatrices, trois types d’attitudes se dégagent: les «obamaniaques», les «déçus» et... les «cyniques». 
Les deux premières catégories vont de soi. 
La troisième est une peau de banane que je me suis senti obligé de relever. Comme la radio ne permet que des échanges brefs, je finis ici ma pensée.
En somme, selon les journalistes de la RSR, toute personne n’ayant pas soutenu d’emblée le président Obama est un cynique. «Cynique», dans notre société où il est obligatoire de positiver, n’est de loin pas une qualification flatteuse. C’est même péjoratif. 
La méfiance à l’égard des bonimenteurs, religieux, politiques ou autres était jusqu’il y a peu enseignée comme une vertu. Aujourd’hui, il convient de «rêver», de «croire», d'«espérer», même en des calembredaines sans nom, tandis que le sceptique, le réaliste ou le sage sont tous affiliés, malgré eux, au club des cyniques!
Moi-même étais présenté comme le chef de file de ces «cyniques» — probablement à cause d’un passage à «Ce soir ou jamais» au lendemain de l’investiture d’Obama où je prédisais la déception que l’homme allait susciter.
Certes, le premier président noir américain a commencé sa carrère par un étrange Nobel de la Paix. Mais il s'avère que c'était un chèque en blanc pour la poursuite de la militarisation du monde. (A quoi attribuer cette décision étrange du comité Nobel? A un monstrueux lobbying du complexe militaro-industriel, ou à l'optimisme irénique, obligatoire, éméché et jobard, voire gâteux, de la grande bourgeoisie de gauche scandinave? J'opterais pour le plan B.)
Entre 2008 et 2012, Obama n’a pas fermé Guantanamo, il n’a pas arrêté les guerres coloniales US — il les a même étendues à de nouveaux  pays —, il n’a pas limité le pouvoir des banquiers — il l’a au contraire renforcé —, il n’a pas abrogé les lois d’exception paranoïaques de l’ère Bush mais les a encore renforcées de nouvelles dispositions telle que la détention indéfinie et sans inculpation de ses concitoyens.

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Bref, son action la plus tangible est la poursuite et l'achèvement de la transformation des USA en un Etat policier agressif à la solde du grand capital. On continue pourtant, comme M. Hiltpold, de parler uniquement de l’«espoir» qu’il suscite — après 4 ans de pratique, les espoirs du foot ou du violon accomplissent leurs promesses ou disparaissent de la scène, tandis que l’«espoir Obama» paraît d’autant plus inoxydable qu’il est irréalisé —, et l’on pousse en avant comme unique bilan tangible une réforme partielle et timide de l’assurance maladie!
Cette réforme serait-elle un franc succès qu’elle ne signifierait rien en face des graves atteintes aux libertés dont la même administration s’est rendue coupable. 
Pour mémoire — mais les poulets élevés dans les batteries de l’ère médiatique ont-ils encore une barrette mémoire? —, l’Allemagne d’Hitler et l’URSS de Staline avaient des systèmes de couverture sociale très avancés, mais ceux qui en bénéficiaient n’avaient que le droit de se taire. Comparaison n'est pas raison. Mais y a pas de fumée sans feu, non plus.
Du point de vue civique — «citoyen» comme l’on aime à dire lorsqu’on veut vider cette notion de son sens pour en faire son contraire —, les reculades du point de vue des libertés individuelles ne sauraient être compensées par aucune avancée en matière sociale. A moins qu’on veuille édifier un hospice à la place d’une société d’hommes et de femmes libres.
Mais qui nous dit que ce n’est pas justement ce que l’Occident las de lui-même a envie de devenir?

PS Dans le bulletin de nouvelles précédant cette émission, à 8h, Novak Djoković, n° 1 du tennis mondial et patriote serbe éhonté, était une fois de plus présenté comme un «Croate». C’est pour ainsi dire machinal, ici comme ailleurs en Occident. Le conditionnement des esprits est si intériorisé qu’il est leur très difficile de présenter comme «serbe» un personnage positif. A ceux qui me traiteraient de parano, je réponds que le lapsus inverse n’a jamais été observé. Par exemple, que l’on qualifie accidentellement de serbe le tennisman croate Goran Ivanišević, les skieurs Kostelić ou tel footballeur suisse d’оrigine albanaise.

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