Grounding
C’était au temps où Swiss avait de l’air. C’était au temps où la croix blanche s’étalait au beau milieu des empennages, comme un étendard, et non dans leur coin comme une note en bas de page.
C’était au temps où le personnel de cabine ressemblait encore à la chaleureuse copine de votre mère plutôt qu’à un métrosexuel exaspéré rêvant d’Ibiza pendant qu’il verse distraitement le café à des ploucs qu’il méprise.
C’était… le jour même du terrassement (pardon, du « grounding » : ça rassure) de Swissair par une élite de cuistres qui avaient mis en gage une maison de granit pour bâtir des châteaux de vent.
Mon ami D. a raconté la journée ailleurs, mais le rappel s’impose. Il se trouvait donc à Kloten ce funeste 2 octobre 2001 où la speakerine de l’aéroport annonça la faillite du fleuron national avant de fondre en larmes devant son micro. Scène déchirante : tous les Suisses présents firent de même. A l’exception des responsables préparant déjà, de tête froide, leurs parachutes, leurs alibis et leurs excuses.
Ce jeune homme, qui se rendait en Serbie pour son travail, faisait partie des milliers de clients trahis par la dernière compagnie susceptible de trahison. A tout hasard, il s’adressa à la dame du check-in. « Belgrade ? Filez, vous avez juste le temps d’attraper le vol de la JAT ! — Mais je n’ai pas leur billet ! — Plus tard ! — Et mes bagages ? — On fait suivre ! »
Assis parmi des dizaines d’« aéro-stoppeurs » éberlués comme lui, il s’entendit expliquer que la compagnie yougoslave transporterait gracieusement les voyageurs de Swissair. Ceci en mémoire d’un geste plus noble encore : lorsque la Yougoslavie fut frappée par l’embargo calamiteux de l’ONU, en mai 1992, Swissair rapatria spontanément vers l’Europe les passagers et les équipages de la JAT immobilisés aux quatre coins du monde. L’intégrité et l’humanité de l’esprit helvétique bravaient encore non seulement la loi du profit, mais encore la terreur du politiquement correct.
La JAT, bien que brinquebalante, a survécu à toutes les guerres. Ses Boeings d’occasion ont appartenu à des casinos du Nevada, ses hôtesses ont les bas qui filent, ses sandwiches sont secs, mais elle vole. Swissair est bien morte. Sa réincarnation monosyllabique ne lui ressemble que par les mirages du marketing.
Pourquoi l’affaire Hildebrand m’a-t-elle remis en mémoire cette anecdote ancienne ? Peut-être qu’en voyant un ancien ministre fouler aux pieds ce secret bancaire qu’il a si âprement défendu, un patron de banque nationale se cacher derrière sa femme, et la curée médiatique pousser au suicide le seul acteur honnête de cette farce de fin d’époque, j’ai retrouvé cette même insensibilité à l’égard des valeurs héritées, cette même mesquinerie qui se veut raison, qui a présidé au « grounding » de 2001.
Qui a dit que Swissair, c’était l’image de la Suisse ?
Le Nouvelliste, 13 janvier 2012.
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