Interview: de l'«arrogance» helvétique
Réponses (en version non abrégée) à Laurent Nicolet pour le dossier Le retour du « y en a point comme nous » ? paru dans Migros Magazine n° 35, du 29.8.2011.
La version parue est en image au bas de l’article.
1. Pensez-vous, comme le suggérait récemment le quotidien Le Temps, qu’on l’on assiste au « retour d’une certaine arrogance helvétique, de cette façon de dire, tous les pays d’Europe sont en crise, mais nous, nous allons bien, parce que nous sommes les meilleurs » ?
Je ne le ressens pas ainsi. Les crises alentour sont si profondes que personne ne peut se sentir à l’abri, pas même sur le radeau « Helvétie ». Je trouve les réactions en Suisse plutôt timorées, pour ne pas dire mesquines. « Le monde brûle, d’accord, mais qu’adviendra-t-il de nos exportations ? Et de nos comptes en euros ? » Je suis frappé, au milieu d’un monde qui craque sous toutes les coutures, de la platitude des sujets de débat public. D’un côté les tsunamis, de l’autre des ronchonnages de rentiers acariâtres…
2. Que pensez-vous de l’assertion de l’historien François Walther : « la Suisse a beaucoup utilisé cette double référence : la beauté et l’idée que le pays a été choisi par Dieu pour un destin particulier » Notamment parce qu’elle avait besoin d’un autre élément rassembleur que la langue ou la culture, trop diverses. Voir l’imprécation de Guisan : « Aimez votre pays parce qu’il est beau » !
Elle l’a utilisée parce qu’elle était vraie ! Nous vivons dans un pays extraordinaire, qui a en commun avec le Japon ce voisinage abrupt entre les zones très urbanisées et une nature quasi-déserte et bien préservée. Si j’ai adopté la Suisse comme une patrie charnelle, c’est avant tout parce qu’elle est belle et unique, même si c’est la première fois que j’entends parler de ce mot d’ordre un peu martial. C’est encore un odieux privilège helvétique que d’avoir une géographie d’exception comme ciment national. Quant à la prédestination : j’estime les peuples que leurs épopées inspirent, même si elles sont « historiquement infondées ». Mieux vaut se croire choisi par Dieu que d’être oublié par le diable lui-même, comme tant d’humains qui ne croient plus en rien. Y compris en Suisse.
3. Lancé par les écologistes, adopté par l’UDC, l’actuel débat sur le surpeuplement de la Suisse ne s’ancre-t-il pas dans « un imaginaire national qui fait du pays un paradis préservé et intouchable ? »
Que veut-on dire par là ? Qu’il s’agit de déraciner un imaginaire erroné pour le remplacer par un autre, élaboré en serre ? Prétendre juger la vision de soi d’un peuple est totalement absurde. Il est possible que les Suisses s’imaginent habiter un paradis, et alors ? Il est des arguments dans leur histoire en faveur de cette thèse. Il en est contre, aussi.
Le surpeuplement affecte la Suisse comme d’autres régions développées et crée des problèmes réels que les politiques transforment en causes faciles. Or on est surpeuplé quand on est désirable, on est désirable quand on est prospère et l’on est prospère quand on a su faire travailler les autres : c’est la monnaie de la pièce ! Je caricature, bien entendu. Mais je crois qu’on réfléchirait à ce sujet de manière moins polémique et plus constructive en l’abordant par l’autre bout : que deviendront les pays dont l’Occident aspire ainsi la force vive, bras et cerveaux confondus ? Ou alors, en ouvrant vraiment les horizons : en comparaison des pays d’Asie, nous sommes une aimable campagne. Le seuil du surpeuplement n’est pas une valeur fixe. Il varie en fonction du « lebensraum » que l’individu considère comme inaliénable. Celui-ci est très confortable en Suisse et très modeste en Inde, par exemple.
4. Dans ce contexte, le franc fort ne peut-il pas apparaître comme une sorte de punition pour un excès de vertu ? (C’est parce que la Suisse est moins endettée que les autres — 38 % du PIB contre 144 pour la Grèce ou 96 pour les Etats-Unis — que sa monnaie est devenue un refuge qui la pénalise…)
J’adore ce discours moralisateur ! Décidément, les Suisses ne s’en départiront jamais. Punition, vertu… Sur quelles vertus, au sens moral du terme, repose l’enrichissement des secteurs les plus opulents de l’économie suisse ? Cela dit, il apparaît clairement, hors de tout esprit partisan, que le « Non » du 6 décembre 1992 aura été un réflexe salutaire des Suisses, et non le suicide que tout l’establishment leur prédisait. Le reste en découle. La dilapidation, la lourdeur bureaucratique et l’inefficacité de l’UE en ont fait la digne héritière de l’URSS. Elle s’effondre à son tour, malgré les « règles d’or » pseudo-helvétiques qu’elle s’invente à la hâte. Quant aux États-Unis, transformés en canonnière, ils ne tiennent plus que par la terreur qu’ils inspirent. Un petit pays est resté ennuyeusement sobre au milieu de cette orgie, malgré tous ses efforts pour s’encanailler. Lui en veut-on d’avoir raté son déniaisement ?
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