Dogmes, farces et apparitions
Pendant que le monde civilisé se recueillait sur les ruines encore fumantes de «Ground Zero», je m’abandonnais voluptueusement au carnaval chatoyant et tapageur des fêtes médiévales de Saillon. Certes, j’y habite. Mais l’excuse est facile. J’aurais pu, en un jour aussi solennel, fermer mes persiennes. Or non: je humais avidement les effluves d’une cuisine aux arômes frénétiques et je contemplais, fasciné, mes contemporains déguisés en moines, bourreaux ou ménestrels se donner du «Maistre Gaspard» et de la «Sœur Geneviève» en se tapant sur le ventre et en dévoilant des chicots soigneusement contrefaits. Du cracheur de feu à l’archevêque, du fauconnier au prédicateur, chacun s’efforçait d’accaparer l’attention du chaland comme si son salut en dépendait. Pas de sacré sans foi, pas de foi sans miracle!
Aurait-on joué Rome ou la Révolution française avec autant de conviction? Non, sans doute: le Moyen Age a un statut spécial dans notre mémoire. Nous revivons dans nos tripes cette dernière saison où la future civilisation de la raison scientifique et de la névrose était encore comme les autres: vulnérable et allègrement fataliste, éprouvant son malheur de plein fouet avant de le dissiper dans un rire épais et une grosse rasade de vin.
O Fortuna! Sicut Luna…
Où es-tu, Moyen Age des dogmes, des farces et des apparitions, de Chaucer et de Boccace? A Riyad, où les chapardeuses d’épicerie se font couper les mains? A Bénarès, où les gosses et les chiens se disputent les os mal consumés des défunts ? Où bien chez nous, où la loi règlemente la conservation des cendres de grand-maman?
Ne répondons pas trop vite. En attendant 2012, le monde occidental vit sous le coup du miracle et de la vision, telle une procession de flagellants. Des tours s’effondrent en chute libre, selon des lois physiques nouvelles. Des apprentis-pilotes bâclés, armés en papeterie, transforment des avions de ligne en missiles chirurgicaux, et ce le jour même où l’espace aérien le mieux gardé de la planète tombe en sommeil comme le château de la Belle au Bois dormant. Des passeports de terroristes émergent intacts des décombres d’acier fondu, comme Excalibur remontant du lac enchanté. Une croisade est lancée comme au temps de Bernard de Clairvaux, qui pourchasse les Assassins jusqu’en Bactriane. Dévastant au passage le pays des Mille et Une Nuits à cause d’armes de destruction massive imaginées par le général Powell et la fée Morgane (Fata Morgana)…
Dix ans et un million de morts plus tard, Maistre Gaspard se réveille ligoté par des lois antiterroristes jaillies comme d’un chapeau et qui n’entravent que lui, citoyen redevenu sujet. Jadis, il aurait sifflé un broc de vinum generosum et roté à la face de ses tyrans. Aujourd’hui, il est prié de s’incliner devant la noble mission de ses maîtres et de trembler devant la menace qu’ils agitent sous ses yeux. S’il pète au lieu de soupirer, il sera déclaré ennemi de la démocratie et roué en place publique.
Le Nouvelliste, 15 septembre 2011.
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