Notre-Dame de Compassion
Visite à la chapelle de la Bâtiaz et ses poignants ex-voto
Depuis toute petite, Monique portait ses vices sur son visage. Enfant, elle parlait mal, aimait baisser sa culotte pour n’importe quel prétexte. Même les garçons se gardaient d’elle, non sans s’être rincé les yeux d’abord. Elle n’était pas bête, non, mais n’avait jamais su se tenir, comme si douze démons se disputaient ses membres, sa tête et son sexe. Elle bâcla ses classes, se lança dans quatre apprentissages dont aucun n’aboutit. A dix-huit ans, elle enfanta d’un beau garçon de père inconnu qu’elle refila à ses parents pour ne plus jamais s’en occuper.
On avait pourtant essayé de l’aider. Ses oncles lui offrirent un cabinet d’esthéticienne. Cela au moins, s’était-on dit, elle saura le faire, vu le temps qu’elle passe à se pomponner. Elle ouvrit à grands frais, soigna quelques dames, puis fit venir ses copines pour boire des cafés et fumer. Elle ne savait pas travailler. Elle épousa cet homme sans cervelle ni saveur pour son établissement et son argent. Ils réussirent à faire des pertes même sur les machines à sous. Elle buvait son stock et faisait défiler les amants, lui se réfugiait dans les courses de moto. Ils s’endettèrent auprès du dernier des cousins. Lorsque vint l’heure de vendre maison et bistrot, elle le quitta. Fit ventouse auprès de quelques anciens clients, puis tomba sur Nicolas, un brave garçon dont elle ne ferait qu’une bouchée.
Mais Nicolas ne voulut pas, comme les autres, dissimuler sa liaison avec cette ribaude. Il l’emmena chez lui, la présenta à sa mère. Ils étaient de la campagne. Cette femme silencieuse donna aussitôt du travail à Monique. Du travail qui devait être fait. Et elle le fit. Auprès d’elle et de son fils trop bon, Monique se calma enfin. Ils avaient une petite épicerie, elle apprit à la tenir. Elle comprit que chaque jour exigeait son lot d’effort, tant mais pas davantage. La mère de Nicolas savait la furie qu’elle avait fait entrer chez elle : loin de la condamner comme l’avait fait sa propre mère, elle l’observait sans cesse, la guidait patiemment.
Lorsque la brave femme finit à l’hôpital suite à de violentes douleurs, Monique fut la première chez le médecin, avant même son fils. « Nous l’avons ouverte, Madame », dit le docteur, « mais n’avons pu que la refermer. Des métastases partout. Elle en a pour trois mois tout au plus. A moins d’un miracle… »
Cette femme était la seule, dans toute sa vie, à l’avoir traitée comme un être humain. Elle était son unique espoir de salut. Monique veilla sa plus que mère pendant des semaines, courut les guérisseurs — pour la chimio, c’était trop tard —, passa des nuits blanches à l’hôpital, à lui tenir la main dans ses convulsions. Cet univers blanc et froid, avec les voyants des appareils pour seules veilleuses, lui apparut comme le tombeau de l’espérance. La science peut vous aider et vous rassurer, jusqu’à un certain point. Quand elle ne rassure plus, elle prend le visage de la mort. Elle se surprit à prier. Elle pria, pleura, pria, pleura. La Camarde en fut-elle découragée ? La femme décida-t-elle de rester encore un peu pour cet être sans secours ? La maladie hésita. On l’opéra quand même. Elle put revivre, diminuée, même si les médecins refusaient de se prononcer sur ses chances.
Lorsqu’elle sortit de l’hôpital, Monique alla trouver un peintre. Elle lui commanda un tableau simple et émouvant comme elle en avait vus dans cette chapelle où elle s’était parfois réfugiée pour vider son chagrin. Un grabat peint de biais dans une pièce vide, une femme étendue, les cheveux défaits, les yeux clos, focalisés sur sa douleur. Une femme plus jeune agenouillée auprès du lit. Et, au-dessus, un ange blanc. Le peintre, qui était agnostique, ricana un peu, mais ses subsides ne suffisaient pas à le nourrir. Il s’exécuta. Il n’osa signer, mais inscrivit l’année : 2010. Comme il se doit.
Chroniques d’espoir et de reconnaissance
Cette scène simple et sans prétention, qui n’existe pour le moment que dans ma tête, contient autant de douleur et de drame que le « Guernica » de Picasso. La modeste chapelle de La Bâtiaz, dédiée à Notre-Dame de Compassion, en contient une soixantaine, de ces tragédies entre vie et mort dénouées in extremis, et que des âmes reconnaissantes ont voulu marquer d’un tableau. Voilà le sens des ex-voto, ces images pieuses et naïves que l’esprit du temps, qui est un snob, a peu à peu balayées de nos églises.
On y arrive de préférence en descendant, par la rive gauche, la belle promenade de la Dranse. On peut aussi l’aborder par l’illustre Vieux Pont de Martigny, ou par la roue pittoresque qui contourne le rocher au sommet duquel trône le Château. C’est un quartier ancien, en pierre, qui semble sortir d’un film du réalisme italien. Tout au bout, l’on découvre cette église sans prétention, construite en 1630, si étroitement imbriquée dans son rocher, si bien encastrée dans cette vieille ruelle des Glariers, qu’il est difficile de la photographier. Plus difficile encore d’arracher à sa pénombre un cliché de ces ex-voto luisants qui vous renvoient des reflets fantômes dans l’objectif comme pour se défendre. Tout semble fait, ici, pour n’être regardé que par les yeux du cœur, si l’on excepte l’autel baroque, un peu déplacé en ces lieux, offert jadis par un évêque de Sion. La bâtisse austère surmontée d’un clocher de bois, dont l’extérieur ne s’orne que d’une statue de la Vierge et d’un cadran solaire, est comme une malle dissimulant ces deux panneaux d’ex-voto devant lesquels je suis allé me recueillir, ému. Tant de vies secrètes, noyées dans la nuit des temps, et dont il ne nous reste pour tout témoignage que ces tableaux qui, de 1710 à 1850, semblent tous peints d’une même main, minutieuse et naïve… Ce n’est pas pour le tourisme ni pour la culture que l’on visite un tel lieu — et pourtant le détour est indispensable. Pour nous rappeler que, quoi qu’en dise la télé, l’humanité n’est pas tombée de la dernière pluie et que, quelle que soit notre douleur, quelqu’un l’a déjà vécue avant nous. Une belle leçon de fraternité.
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