mercredi 10 juin 2009

De l'essentiel et du futile

Quelle drôle de machine que notre cerveau! Il absorbe tout, l’utile comme l’inutile. Mais il s’arrange en général pour enterrer l’utile dans l’un de ses obscurs recoins, ne laissant émerger à la surface de notre conscience que le superflu: refrains stupides, jingles publicitaires, noms de rues dans une ville qu’on a quittée de longue date...

Mais que savons-nous de ce qui compte réellement dans cette vase? Il y a cent ans que la psychanalyse y barbote. Elle doit bien avoir ses raisons.
J’ai pu m’assurer, ces derniers temps, qu’elle n’a pas fait que perdre son temps. Dans ma tête, soudain, un nom s’était mis à tournoyer. Inconnu, étrange, et pourtant familier. Oli Ren (j’écris en phonétique, comme il m’est apparu). Six phonèmes, gravés dans la mémoire par quelque stupide jeu de mots. Du genre: « Oh! l’Irène! »
(De la même manière, il y a bien longtemps, j’avais failli lâcher mon volant en entendant, à la radio, le commentateur sportif proclamer que sa rate s’affinait. Tel quel: « ma rate s’affine »! Qu’est-ce que cela pouvait nous faire, à nous auditeurs?
Puis j’ai compris: c’était le nom d’un tennisman russe. A qui des parents dotés de conscience socio-historique avaient offert, en guise de prénom, le patronyme d’un des plus effrénés protagonistes de la révolution française. Marat Safin, écrit-on dans l’anglophonétique qui a tout envahi. Marate Safine eût été la translittération correcte si le français existait encore. Mais passons.)
Bref: rien de plus mnémotechnique que les calembours idiots. On est sûr de ne plus les oublier jusqu’à son dernier soupir.

Or donc, ce mystérieux Oli m’était entré dans la peau sans jamais passer par le bureau d’accueil. Cette minuscule énigme commença à me piquer et m’obséder comme une écharde. Le fleuve chaotique de ma conscience s’enrichit d’un nouveau bras: l’énigme Oli Ren. L’homme que je connaissais sans le connaître!
Il m’arrive ainsi, dans le train ou dans la rue, de croiser un visage atrocement familier et, tout à la fois, impossible à remettre. Bref instant de gêne: faut-il saluer? Ne pas saluer?
Il s’agit le plus souvent de personnages venant de la sphère fonctionnelle de notre existence: du supermarché, de la poste ou du garage Aston - à moins que ce soit le sommelier du golf. Ces gens-là, sitôt qu’ils se départissent de leur uniforme ou de leur comptoir, se mettent à flotter dans notre mémoire comme des spectres. « Oli Ren » était peut-être l’un d’eux: mon agent d’assurances ou mon correspondant à la banque?
Rien de ce côté-là. Mais avant toutes choses: d’où vient-il? Je ne me souviens que du son, non de la lettre. A moins que je l’aie lu dans la presse serbe, qui phonétise même les noms propres. Or, « Ren », cela peut s’écrire de cent manières différentes: Renn, Röhn, Reine, Wren, Roen... L’origine paraît tout de même nordique.
Cette démangeaison mentale finit par me pousser à interroger mes amis à l’étranger: connaissez-vous, pour l’amour de Dieu, un certain « Oli Ren »? Serait-il pilote de Formule 1? Footballeur? — Rien! Personne en Occident ne connaît ce malheureux Oli Ren. C’est comme si les ténèbres l’avaient englouti. Serait-il un personnage de fiction?

Je n’ai pas le réflexe Google, mais j’ai fini par y venir. Cet indic universel m’a déniché mon client en moins de 0,1775 seconde! J’ai même vu s’afficher une page qui lui est dédiée dans Wikipedia, bien qu’en langue bulgare: « Оли Рен (Olli Rehn) е финландски и европейски политик, член на Европейската комисия от 22 ноември 2004. »
Mazette! Commissaire européen! Et pas d’hier! Membre depuis cinq ans déjà du Soviet suprême de l’Union sov... européenne, au pouvoir illimité. Notre Olli ne répond ni devant le Parlement européen (lequel, pour ceux qui ne le sauraient pas encore, ne dispose que d’un pouvoir consultatif et non législatif), ni devant les électeurs (puisqu’aucun peuple ne l’a élu à cette fonction, ni devant Dieu, dont le statut dans la Constitution européenne est passablement délicat. Espérons qu’il réponde devant sa femme, ou du moins devant ceux qui l’ont propulsé à un poste aussi enviable.
Bon sang! Je le remets maintenant: ce bon Olli a eu affaire à « nous »! Je me rappelle vaguement qu’il avait émis des avis sur le bon ou le mauvais comportement de la Serbie envers le TPI ou envers ses minorités, sur l’eurocompatibilité des Serbes ou je ne sais quelle autre vertu ou tare collective...
Le voilà le vrai pouvoir: Olli sourit, et les Serbes déferlent en Europe sans visa. Il se renfrogne, et les voilà qui font des dix et des douze heures de queue devant les employés sadiques de l’ambassade d’Autriche, juste à côté du Patriarcat...
Devant Olli, les ministres tremblent et les journalistes restent muets. Le prince Paul de Yougoslavie devait moins transpirer devant Adolf que les régents d’aujourd’hui devant Olli. Tel chien, tel maître, comme disent les Français.

Cette découverte m’a tout à fait désarçonné. Comment pouvais-je ignorer qui était Olli Rehn?
C’est sans doute parce que je vis en Occident. En Occident, personne ne connaît Olli Rehn. Pas plus que — au hasard — un certain Serge Brammertz, qui poursuit des suspects ex-yougoslaves devant le TPI. Et peu de gens sauraient dire avec précision qui est Javier Solana, l’homme qui ordonna officiellement le bombardement de la Serbie, le 24 mars 1999. Attendez... C’est un architecte catalan? Le porte-parole du Comité olympique?
Le personnel en charge des affaires serbes, et de manière générale des affaires sérieuses de l’Union européenne, n’entre absolument pas dans la sphère d’intérêt des habitants de l’Europe occidentale. Les citoyens des pays de l’Union ne connaissent, en général, que leurs ministres et apparatchiks locaux, c.à.d. nationaux. Bien peu sauraient nommer un seul compatriote membre de la Commission. Or celle-ci a la faculté d’annuler sans ciller la plupart des décisions de leurs élus, de même que, par ses « avis », elle façonne les destinées de la lointaine Serbie...
Voilà l’explication de mon amnésie: je vis dans une société parfaitement démocratique. Je suis un homo festivus. Je retiens tout ce qui est futile, tandis que l’essentiel, je l’enfouis dans la vase de mon oubli. Sans doute afin de mettre du pain sur la planche des psychanalystes.

(Librement adapté, à la demande de quelques amis, de mon billet publié le 9.6.2009 sur le blog en serbe www.slobodanjovanovic.com)

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