jeudi 3 novembre 2005

L'ajvar de l'amitié (Vladimir!)


La nuit du 1er novembre 2005, à 1 h 30 du matin, un jeune prodige du piano et sa soeur flûtiste traversière faisaient le piquet en trépignant de froid au coin de la station Jugopetrol de Banjica dans la périphérie de Belgrade. Le jeune homme serrait contre lui un humble sac en plastique dont le contenu, manifestement, était d’une grande importance pour eux.

Que faisaient-ils là? Ils attendaient une Ford Fiesta immatriculée SM 370-69 pour remettre à son conducteur le précieux colis. Ils avaient épié son appel toute la soirée, l'ayant prié de leur téléphoner à n’importe quelle heure. Lorsqu’enfin leur capricieux ami s’est décidé à composer le portable du jeune pianiste, vers la minuit, et qu’il n’a entendu que le message du répondeur, il en a déduit que le brave musicien, las d’attendre, avait à juste titre éteint son récepteur et gagné sa couche.
Mais non: c’était seulement le téléphone qui avait des ratés! S’avisant de la méprise un quart d’heure plus tard, le jeune homme, désespéré, s’est empressé de rappeler son visiteur étranger alors que celui-ci, éreinté, avait déjà quitté la capitale après avoir reconduit plusieurs intellectuels de renom dans leurs clapiers aux quatre coins de la vaste banlieue. Bouleversé (bien que Suisse) par la tristesse de sa voix, le conducteur a fait demi-tour en renâclant. C’est qu’il décollait pour la Suisse le surlendemain très tôt, et que le jeune pianiste se préparait à aller lui porter le sac à l’aéroport!
Conduisant d’un oeil et de l’autre étudiant sa carte urbaine, l’automobiliste a fini par trouver la station-service et les deux jeunes musiciens congelés au coin du carrefour.
Requinqué par la joie qu’ils lui témoignèrent, l’automobiliste a fini par penser qu’il n’avait tout de même pas si mal fait d’ajouter ces trente ou quarante kilomètres à son compteur. Et puis il a eu pitié de ces deux frêles artistes étrillés par la kochava sibérienne dans leurs habits d’été. Il a remarqué leur très grande et très pure beauté: celle du frère, qu’il connaissait déjà, et celle de la soeur, très proche, mais plus bleue et plus douce encore. Une éruption de gaieté généreuse et innocente dans ce carrefour de banlieue: que dire?
Enfin, l’automobiliste a ouvert le sac en plastique blanc qui lui avait valu tout ce tracas et ce bonheur: il contenait un programme des Scènes musicales de Belgrade, dont il possédait déjà un exemplaire, mais celui-ci était destiné à son amie Tania, ainsi que deux grands pots d’ajvar fraîchement préparés par la mère des musiciens, dans une lointaine province méridionale.
Son jeune et récent ami, prodige du piano applaudi dans les salles les plus prestigieuses du monde entier, avait risqué la pneumonie, la veille d’un concert qu’il préparait avec acharnement, pour lui remettre tout ce trésor. Et c’était normal.
Il est reparti réchauffé, le coeur fendu, constatant une fois de plus que la Serbie était ineffable et immortelle. Et se demandant comment il ferait pour caser ces deux grands et lourds pots de verre, devenus bagage prioritaire, dans sa valise...
Le lendemain matin, il reçut du jeune musicien une recommandation par SMS: “enveloppe pots av. papier journal si veux pas salir valise“.

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