mardi 19 juillet 2005

Ravna Gora

Il faut avoir vu les paysages qui en furent le théâtre pour comprendre l’insurrection serbe de 1941. La Ravna Gora, c’est le mont Suvobor, et le mont Suvobor, c’est le général Mišić et la victoire titanesque contre les Austro-Hongrois en 14... Une géographie mythologique encore intacte alors que Salamine et les Thermopyles sont effacés par la civilisation industrielle! Des montagnes que les Alpins appelleraient collines, culminant à 800 mètres à peine, mais sournoises, couvertes d’herbes lissées comme des perruques, de conifères menus et d’épines. On s’attend à y croiser un tchetnik derrière chaque arbuste. Les chemins, défoncés et rares, égarent impitoyablement l’étranger, même pourvu d’une carte. Du lieu proprement dit de Ravna Gora, ou encore mieux, de Simovića Ravni, on admire un vallonnement serein qui semble infini. Cette mer de pierre et de verdure n’est délimitée que par la densité de l’air, qui fait pâlir les arrière-plans comme un frottis de térébenthine. Aux confins de l’horizon, l’on distingue des montagnes dont les noms, dans la mémoire serbe, ont la sonorité sacrée des monts de l’Attique: Zlatibor, Ovčar, Kablar, Maljen, Golija...

Ce pays n’a jamais eu d’autres maîtres. Il n’en aura jamais. Ce peuple n’a pas de frontières. Son territoire propre varie sans cesse au gré des rapports de forces. Ici, les bornes sont claires. Les prérogatives des empires s’arrêtent dans la plaine, à Mionica, au nord, et à Milanovac au sud. Un îlot de quarante kilomètres de rayon. Les hommes de ce pays, qui le parcourent perchés sur des tracteurs étrangement semblables à des montures vivantes, sont infiniment aimables et tout aussi indomptables. Indomptables parce qu’aimables. Aimables, parce que sûrs d’eux, de leurs terres et de leurs droits: rien à prouver, rien à demander, rien à prendre. Ils parlent iékavien, dans un très pur accent d’Herzégovine — le Serbe “classique” —, rient avec candeur, répondent avec ruse et, flegmatiques, “laissent pisser” l’intrus jusqu’au point où...

Voici quelques années, à la débâcle du communisme, un démagogue les a bernés en ressuscitant à son propre profit le souvenir du général Mihailović. Aujourd’hui, le même devenu ministre s’empresse de brader tout ce qu’il peut de son pays par une vaine et vulgaire soif de reconnaissance étrangère. Lui qui galvanisait les foules n’est plus le bienvenu ici. On ne prend même pas la peine de le dire. Cela se sent, et l’intéressé le sent mieux que quiconque.

La Serbie est un grand mystère ;

le jour ignore ce que la nuit mijote,

et la nuit ce que l’aube apporte,

le buisson ne sait ce que rêve son voisin

disait Desanka Maksimović, notre plus grande poétesse. C’est ici que ces vers prennent tout leur sens. Chaque recoin de ce pays prodigue et riant, chaque virage, chaque vieux chêne foudroyé, chaque haie, chaque meule rayonne de douceur et de mesure. Et pourtant, chaque meule, haie, chêne ou virage respire une mortelle menace. Comme un mâtin fruste et fidèle.

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