Une liturgie en province
La petite église, au bord de la Save, était bien pleine ce matin. Il est toujours émouvant de poser son pas en ce lieu, peut-être le plus ancien site chrétien en terre d’Europe. Plus émouvant encore de découvrir, à chaque nouvelle visite, un temple plus habité, plus vivant, plus chantant.
Il y a les habituelles matouchkas enfoulardées, plus larges que hautes, lançant des regards méfiants de toutes parts derrière leurs verres carrés en cul de bouteille, prêtes à vous voler dans les plumes. Les oies du Capitole! Mais il y a aussi toute une population simple, rentrée, modeste, absorbée dans la liturgie, de jeunes couples en jeans, bébé à l’épaule, respirant la fraîcheur et un bonheur élémentaire, soudain, comme des voyageurs fatigués qui ont trouvé un hospice.
Un prêtre — père Milorad — à la voix tonnante, un vrai, viril, sévère, aussi barbu que chauve, et son fils prêtre aux traits délicats et aux yeux bleus. Un choeur grave, ardent, chantant clair et fort, tout à son affaire, épaulé par une assistance chaque fois plus sûre et plus rodée.
Une petite église comble, qui chante tout entière, sans manières, sans prétention: la liturgie y devient vraiment un navire où l’on est embarqué presque malgré soi et qui a largué les amarres.
Un gros garçon malade, à la voix de fillette, poussait parfois de menus cris déchirants. On distinguait des “au secours”. Sa mère, toute menue, affligée, l’étreignait, le couvrait de baisers. Alors il se tournait vers la sortie, et je voyais un regard épouvantablement vide, mais vidé par la folie et la terreur. J’avais très envie de le prendre dans mes bras et de lui dire: “N’aie pas peur! Je suis comme toi”. Bien entendu, je ne l’ai pas fait. Mais j’ai l’impression de n’avoir pas été le seul à réprimer cette envie.
Sur une table nappée de blanc, à gauche de la nef, on avait disposé les dons pour le repos de l’âme d’une paroissienne défunte: des pogatchas émiettées, du jito, des lokoums. Le prêtre est venu bénir, clamer mémoire éternelle et dire deux mots sur l’endormie. Le pain des morts a servi d’illustration pour une homélie pénétrante, à propos de l’esprit d’analyse et de l’esprit de synthèse, les deux modes de pensée qui distinguent fondamentalement l’orthodoxie et l’Occident.
“Analysez ce pain: qu’y trouverez-vous? De la farine, du levain, du sel, de l’eau. Vous l’avez décomposé: c’est bien. Et c’est... rien. Qu’en ferez-vous ensuite? Mais représentez-le-vous du point de vue de la ”toute-communauté“: le voilà relié aux vivants qui l’ont fait, à la défunte pour qui il a été fait, à tous les vivants et morts, au blé, au soleil, à l’univers... à Dieu. L’Occident analyse tout, décompose tout en ses éléments inertes. Nous avons été élevés à l’écart de la pensée orthodoxe, nous avons de la peine, même, à comprendre ce qu’elle est. Or (je résume) la pensée orthodoxe ne décompose pas les phénomènes, elle les unit et les relie entre eux en les liant à ce qui est au-dessus.”
Et le peuple a écouté sans bouger cette leçon de théologie et de philosophie, dite en des mots qui lui étaient accessibles. Et le peuple a appris quelque chose. Sans ces paroles du dimanche, ces pauvres gens vivraient dans les ténèbres, noyés par les soucis quotidiens. Avec ces paroles, ils savent que tout cela, si envahissant qu’il fût, n’est qu’une illusion, un à-côté.
J’ai songé alors au malheureux troupeau des chrétiens occidentaux, précipités par leurs propres pasteurs dans l’enfer de l’immanence, sincèrement persuadés que le futile (l’émotionnel, le moral, l’humanitaire) est l’essentiel, incapables de voir qu’il ne s’agit que de vues de l’esprit. Et rivés pour cela à leur ornière terrestre où l’on s’emploie à assécher devant eux les dernières flaques d’eau qui leur permettaient d’entrevoir les reflets du ciel.
Combien nos pauvres petits ménages en blue jeans — délavés par la pauvreté, non par le fabricant —, sont plus riches et plus heureux que tout le troupeau berné par le Grand Inquisiteur...
Et puis, la compassion de ce peuple, qu’il dissimule comme une maladie honteuse, ne la laissant filtrer, chichement, qu’à l’église, et encore de biais: en s’associant si chaleureusement dans la prière.
“Comme nous serions meilleurs sans la crainte d’être dupes” s’écria Jules Renard...
Il y a les habituelles matouchkas enfoulardées, plus larges que hautes, lançant des regards méfiants de toutes parts derrière leurs verres carrés en cul de bouteille, prêtes à vous voler dans les plumes. Les oies du Capitole! Mais il y a aussi toute une population simple, rentrée, modeste, absorbée dans la liturgie, de jeunes couples en jeans, bébé à l’épaule, respirant la fraîcheur et un bonheur élémentaire, soudain, comme des voyageurs fatigués qui ont trouvé un hospice.
Un prêtre — père Milorad — à la voix tonnante, un vrai, viril, sévère, aussi barbu que chauve, et son fils prêtre aux traits délicats et aux yeux bleus. Un choeur grave, ardent, chantant clair et fort, tout à son affaire, épaulé par une assistance chaque fois plus sûre et plus rodée.
Une petite église comble, qui chante tout entière, sans manières, sans prétention: la liturgie y devient vraiment un navire où l’on est embarqué presque malgré soi et qui a largué les amarres.
Un gros garçon malade, à la voix de fillette, poussait parfois de menus cris déchirants. On distinguait des “au secours”. Sa mère, toute menue, affligée, l’étreignait, le couvrait de baisers. Alors il se tournait vers la sortie, et je voyais un regard épouvantablement vide, mais vidé par la folie et la terreur. J’avais très envie de le prendre dans mes bras et de lui dire: “N’aie pas peur! Je suis comme toi”. Bien entendu, je ne l’ai pas fait. Mais j’ai l’impression de n’avoir pas été le seul à réprimer cette envie.
Sur une table nappée de blanc, à gauche de la nef, on avait disposé les dons pour le repos de l’âme d’une paroissienne défunte: des pogatchas émiettées, du jito, des lokoums. Le prêtre est venu bénir, clamer mémoire éternelle et dire deux mots sur l’endormie. Le pain des morts a servi d’illustration pour une homélie pénétrante, à propos de l’esprit d’analyse et de l’esprit de synthèse, les deux modes de pensée qui distinguent fondamentalement l’orthodoxie et l’Occident.
“Analysez ce pain: qu’y trouverez-vous? De la farine, du levain, du sel, de l’eau. Vous l’avez décomposé: c’est bien. Et c’est... rien. Qu’en ferez-vous ensuite? Mais représentez-le-vous du point de vue de la ”toute-communauté“: le voilà relié aux vivants qui l’ont fait, à la défunte pour qui il a été fait, à tous les vivants et morts, au blé, au soleil, à l’univers... à Dieu. L’Occident analyse tout, décompose tout en ses éléments inertes. Nous avons été élevés à l’écart de la pensée orthodoxe, nous avons de la peine, même, à comprendre ce qu’elle est. Or (je résume) la pensée orthodoxe ne décompose pas les phénomènes, elle les unit et les relie entre eux en les liant à ce qui est au-dessus.”
Et le peuple a écouté sans bouger cette leçon de théologie et de philosophie, dite en des mots qui lui étaient accessibles. Et le peuple a appris quelque chose. Sans ces paroles du dimanche, ces pauvres gens vivraient dans les ténèbres, noyés par les soucis quotidiens. Avec ces paroles, ils savent que tout cela, si envahissant qu’il fût, n’est qu’une illusion, un à-côté.
J’ai songé alors au malheureux troupeau des chrétiens occidentaux, précipités par leurs propres pasteurs dans l’enfer de l’immanence, sincèrement persuadés que le futile (l’émotionnel, le moral, l’humanitaire) est l’essentiel, incapables de voir qu’il ne s’agit que de vues de l’esprit. Et rivés pour cela à leur ornière terrestre où l’on s’emploie à assécher devant eux les dernières flaques d’eau qui leur permettaient d’entrevoir les reflets du ciel.
Combien nos pauvres petits ménages en blue jeans — délavés par la pauvreté, non par le fabricant —, sont plus riches et plus heureux que tout le troupeau berné par le Grand Inquisiteur...
Et puis, la compassion de ce peuple, qu’il dissimule comme une maladie honteuse, ne la laissant filtrer, chichement, qu’à l’église, et encore de biais: en s’associant si chaleureusement dans la prière.
“Comme nous serions meilleurs sans la crainte d’être dupes” s’écria Jules Renard...
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