vendredi 8 octobre 2004

Scène de la vie helvétique


Il était dans les onze heures du soir lorsque nous sommes descendus, le Belge et moi, pour larguer notre fil de bronze habituel depuis le débarcadère.
Vevey, vendredi soir : on n’est pas tranquille. Dans le parc, en dessous de chez moi, nous croisons une jeunesse tapageuse et quelques cyclistes nocturnes. Soudain, j’attrape le Belge au biceps et lui crie : « Là ! Tu as vu ? »
Il suit mon regard, direction lac, et il fait : « Ben oui, qu’est-ce qu’il y a ?
— Là, ces feux… »
Oui : il y avait deux feux sur le lac, deux puissants faisceaux parallèles, pointés droit sur nous. Dispositif inconnu de la signalétique lacustre…
« Tu as déjà été aveuglé par les phares d’un camion venant du lac Léman, toi ?
— Tiens, c’est vrai, non. »
Il scrute, puis il me dit : « Mais c’est la barge à Machin ! »
Et de m’expliquer que le patron d’un festival célèbre avait racheté une grosse barge à l’Expo nationale (Expo.02), pour en faire une piste de danse flottante.
La nouvelle m’avait seulement effleuré, me rappelant le vieux proverbe de ma grand-mère — « Qui a trop de beurre s’en badigeonne même le cul » — et m’était sortie de l’esprit.
Sur ces conjectures, nous étions arrivés au débarcadère et, ignorant les quelques jeunes qui se trouvaient là, nous étions campés chacun derrière notre pilier pour arroser les canards.
Fait étrange, les deux faisceaux nous avaient suivi comme des projecteurs de DCA, tandis que la barge avançait si menu qu’elle semblait à la dérive.
Malgré tout, elle fit mine d’approcher, très doucement, du débarcadère. D’abord simple pulsion souterraine, la techno du bord laissa bientôt entendre ses cymbales électroniques. Ce qui nous poussa tout naturellement à délirer, bite à la main :
— Héhé ! C’est-y donc tonton Toto qui profite de l’arrière-saison pour promener ses petits gitons sur son petit canot ?
— Eh oui ! Et à l’heure qu’il est, on s’y en*** en couronne !
— Aah, la vie d’artiste ! Saxo, coco, travelo…
enfin, tout ce qu’on peut se raconter sur un quai, la nuit, entre hommes, après une ou deux bouteilles de rouge.
Malgré son allure vaudoise, la barge finit par toucher à nos piles. La techno devenait envahissante, appuyée par des light shows montés sur des bras articulés, très haut. Le navire finit par apparaître dans toute la ringarde hideur de ses tubulures pseudo-beaubouriennes. Ses grandes baies vitrées crachaient une mauvaise lumière rouge.
C’est alors que nous eûmes le choc qui faillit nous faire tomber au lac de rire : jusque-là, l’éclairage démentiel nous avait dissimulé les silhouettes des passagers qui s’alignaient pour descendre. A portée de pipi, nous n’eûmes plus aucun doute : hormis les « mariniers » rayés et les serveuses, la techno-barque de Charon ne transportait que des petits vieux ! A la place de drag queens écumantes, des sexagénaires, bien sages, des deux sexes, où se détachaient nombre de coiffures argentées. Qui descendirent bien gentiment en saluant et remerciant tout le monde… Je crus même reconnaître dans le tas quelques notables locaux.

Nous venions de voir, à la maison, le Journal intime de Nanni Moretti. Et soudain, nous nous nous retrouvions sur les berges de l’Achéron. A ce film insolite, la scène ajoutait un épilogue fascinant.
« C’est toute la Suisse… » me dit le Belge.
Je n’ai pas eu le courage de poursuivre notre ronde au « Bordul ». Je suis rentré chez moi afin de noter cette vision.

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