dimanche 27 juillet 2003

Derborence (27 juillet 2003)

Excursion, hier, dans le massif des Muverans.

Nous sommes montés, avec Clo et les petites, jusqu'à la ferme de La Vare, sur le chemin du col des Esserts, au pied de l'Argentine.
Xenia atteinte de diarrhée, les petites ont rebroussé chemin, pour me rattraper en voiture à Derborence.
Et j'ai continué, seul, sur la voie d'approche décrite par Ramuz: l'alpe d'Anzeindaz, puis la majestueuse montée en pente douce jusqu'au pas de Cheville, où "le sol se dérobe sous vos pieds", et où apparaissent comme le fond sombre d'un chaudron les forêts abruptes de Derborence.
Au premier col, j'avais rattrapé Marie-Jeanne et Christelle, les deux jeunes femmes qui nous avaient précés depuis les Plans-sur-Bex. Nous avons poursuivi ensemble: compagnie agréable, gazouillante et gaie.
Elles partaient faire le tour des Muverans en quatre jours. Christelle, dodue, n'en pouvait déjà plus! Peu chargé, j'ai échangé mon sac contre le sien.
Pendant que je contemplais les replis noirs et tourmentés du versant sud-est des Diablerets (qui à eux seuls justifient le nom du massif), elles se souciaient de pêcher un coin de réseau pour envoyer des SMS à leurs "hommes"...
Au col, une question me vient: "Eh, les filles! A votre avis, quel est l'âge de l'autoroute la plus ancienne?"
Réponse: 50 ans, peut-être?
"Oui, et l'âge du chemin où nous marchons?"
Elles restent perplexes. Moi aussi. Depuis qu'il y a des bergers dans ces montagnes, le pas de Cheville est un passage obligé. Et les sentiers sont comme les mythes anciens: la trajectoire la plus ajustée, la plus parfaite, que l'usage des générations ait pu façonner. Ils ne pouvaient passer à dix mètres à gauche ni à droite d'où ils sont.
Cet humble chemin creux, sans bornes ni bancs, doit donc être là depuis mille ans. Ou deux mille. Ou dix mille... Aucune autoroute ne l'égalera jamais.

Accueillis au bord du petit lac par les petites, bondissantes... et par l'accordéon-musette loué par le refuge.
Cela détonnait au bord de cette eau, qui est comme un petit étang creusé à la mémoire des pauvres bergers ensevelis par l'éboulement de 1715. Exactement: ce lac, qui commença de se remplir à l'instant de leur mort, est leur monument funéraire. Respect!
Le vieux Plan, dans le roman, était leur gardien. Il les entendait geindre sous les pierres géantes. Il intimidait les hommes qui s'en approchaient.
Qui nous avertit désormais et nous impose le silence? Personne. On nous invite au contraire à "profiter" de la nature dans ce lieu de "détente".

Relu, évidemment, Derborence cet après-midi. L'âpre goût de pierre à feu que laisse ce livre! La profondeur de chaque signe de la nature qui s'y reflète. En lisant, je refaisais mon chemin, la gorge étrangement nouée. Pourquoi? Parce que je ne puis éprouver le dixième des sentiments et de la vie de ces hommes? Parce que la poésie de Ramuz est déjà un passé qui ne reviendra plus? Parce que je suis seul?

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