L'heure du loup
J’aime le loup. Pour la nation d’où je viens, c’est un animal héraldique. Il orne le blason de l’homme libre, dur à cuire, sagace et intrépide. Dans la Couronne des montagnes, le grand poème de la lutte contre l’envahisseur turc, c’est du reste le prénom de héros le plus courant. Vuk, le Loup. La virilité incarnée.
Parmi les vertus du héros-loup, la sensiblerie ne tient pas, on s’en doute, un très haut rang. La vue de ses propres enfants massacrés lui brise le cœur, mais n’en tire pas une larme. La cause qu’il poursuit est au-dessus de toutes les compassions. La justice et la morale communes, il n’en a cure puisqu’il est, comme Antigone, le juge, l’exécutant et la victime de son propre code de lois. Il est féroce mais droit, puissant mais austère.
Nous voici en pleine tragédie antique. Ou en plein western, selon votre goût. Dans le fantasme en tous les cas, sachant que l’animal réel préfère le lynchage en meute au combat singulier et n’hésite pas à saigner tout un troupeau pour ne déguster qu’une demi-brebis. Rien de noble là-dedans.Il n’empêche : si la réalité est loin de l’idéal, l’image que répandent de cette belle bête les autorités fédérales de l’environnement et les ONG alliées est à la limite de l’insulte. A les en croire, le loup serait un maraudeur trouillard qui n’oserait même pas s’en prendre à l’homme ! A peine plus qu’un renard fouille-poubelles. Et dire qu’il y a des criminels, dans certains cantons arriérés, qui osent le tirer ! Suivez mon regard…
Une fois, de nuit, dans un sous-bois du fond de l’Épire, trois loups ont croisé mon chemin. Une apparition : trois formes claires trottinant sans hâte, trois paires de braises reflétées par le faisceau de la lampe. Et une montée d’adrénaline brutale, atavique, comme si vous découvriez une vipère sous vos draps. Depuis, je me demande comment ces messagers d’un autre espace et d’un autre temps — préindustriels — pourraient se fondre dans notre paysage rationalisé et quadrillé sans y laisser leur personnalité. Autant faire pousser des dinosaures en pot.
Mais je me demande aussi, du coup, d’où vient cette passion des nouvelles classes bureaucratiques des villes pour le vieux prédateur de nos campagnes. Tient-elle à cette oisiveté des nantis qu’a si bien épinglée la sagesse populaire : « Un curé désœuvré baptise même les cabris ! » dit-on dans ces mêmes Balkans où l’on connaît encore la bête — ou selon les mots de feue ma grand-mère, qui avait le verbe vert : « Qui a trop de beurre s’en badigeonne même le cul ! »
A moins que, plus subtilement, la réintroduction forcée du fauve le plus effrayant du bestiaire collectif dans un paysage jusqu’ici totalement bénin soit encore un élément de ce harnais de peur que l’Occident s’impose à lui-même, ayant épuisé toutes les autres méthodes de gouvernement ? Pourquoi devrait-on, en 2012, se sentir en paix dans les forêts si l’on a déjà si peur en ville, hein ? Pourquoi ? Mais je délire sans doute, comme tous ceux qui ont vu le loup…
Le Nouvelliste, 31 mai 2012.
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