dimanche 8 mai 2011

T-party

Pour passer de l’immortalité à l’immoralité, il suffit de biffer un T. 

Je ne suis pas le Canard enchaîné pour résumer l’actualité à des calembours. Celui-ci, pourtant, me paraît riche de sens.

Immortelles sont les certitudes qui nous gouvernent. Même lorsqu’elles ne durent que le temps d’une cigarette. Ainsi la série Mad Men fait en ce moment nos délices en ressuscitant ces opulentes années 60 chargées de volutes. On y voit des jeunes mères bercer leurs petits le cheveu en papillote et la clope au bec. On y fume au lit, à table, au cabinet médical. On y est sincèrement outré par les premières études sur la nocivité du tabac. « Comment ça, pas sain? » 

Madmen2

Je n’ai jamais fumé. Cette odeur me révulsait. Adolescent, étudiant, soldat, je pouvais tout juste adoucir mon sort de fumeur passif en suppliant qu’on ouvre les fenêtres de l’auto et en évitant les lieux publics. « Ça te gêne? Grilles-en une… »

La cigarette était une constante de civilisation, comme l’Union soviétique et le service militaire. Face à un phénomène si écrasant, les bases de la civilité — « ne fais pas à autrui… » — étaient oubliées. L’immortalité autorise l’immoralité!

C’est aujourd’hui la délirante idéologie antitabac qui enfreint la civilité élémentaire. Du coup, on a le droit de fumer dans ma maison.

Vers la fin de l’ère nicotine, j’avais également eu l’excentricité de ne pas admettre la vision caricaturale de la guerre civile yougoslave répandue dans les médias occidentaux. Il m’avait suffi de rappeler qu’un match de boxe avait forcément deux combattants, et non pas un tortionnaire et une victime, pour devenir le « Serbe de service ». 

Je fus donc associé à ceux qu’on chargeait de tous les maux, allant  du viol « systématique » de femmes musulmanes aux camps d’extermination. En 92, j’accompagnai Élie Wiesel à la recherche de ces camps. Il ne trouva rien: son expédition sombra dans le désert médiatique comme celle d’Amundsen dans les glaces du Pôle…

Le massacre mal élucidé de Srebrenica, en juillet 1995, vint opportunément faire oublier quatre années de bobards dont tout l’establishment occidental s’était fait le relais. Organisée un mois après les faits par le secrétaire d’État américain, cette révélation venait aussi — surtout? — occulter le plus grand nettoyage ethnique de cette guerre, commis l’avant-veille sous la supervision d’officiers US: l’expulsion foudroyante de 250’000 Serbes de leurs foyers dans l’actuelle Croatie, moyennant plus de 10’000 morts et disparus. Effacés de l’histoire par une seule conférence de presse!

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Du coup, on comprend le peu d’écho qu’a reçu, ces jours-ci, la condamnation de ce crime d’État par le Tribunal de La Haye. C’est soudain l’autre boxeur qui surgit de l’ombre, seize ans plus tard, faisant crouler une certitude aussi immortelle que la cigarette. S’amendera-t-on pour autant? La mortalité des certitudes favorisera-t-elle la moralité des comportements?


Le Nouvelliste, 26 avril 2011.

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