jeudi 28 avril 2011

A torse nu sous le crachin toxique

En attendant 2012, les saisons poursuivent leur ronde. Malgré tous nos drames, nous avons quand même passé l’hiver. La nature ne regarde pas la télé ni ne se tétanise sur l’internet. Début mars, elle s’est ébrouée du côté de l’Asie — et le monde entier en est chamboulé. Non à cause de la lézarde qui a englouti des milliers de Nippons, mais à cause du réseau frêle et vital que ces derniers avaient posé dessus. La production mondiale du high-tech est, paraît-il, en danger.

Mais est-ce vraiment si important?

9782264045812


Le jour où le crachin invisible et vénéneux de Fukushima commençait d’humecter l’Europe, j’achevais la lecture du Train de nuit pour Lisbonne, de Pascal Mercier, romancier suisse établi en Allemagne. Cela commence par un mélodrame pour finir — une fois le lecteur happé sans retour — en profonde méditation sur l’existence et l’idée que l’on s’en fait. Ayant sauvé une Portugaise du suicide, un placide Bernois, le professeur Gregorius-dit-Mundus, plaque le jour même son existence de pantouflard pour partir vers l’inconnu, vers l’Atlantique. Son seul point d’attache dans la Ville blanche: les écrits introuvables d’un médecin « orfèvre de mots », Amadeu de Prado, génie écorché vif prématurément disparu qui aura laissé une empreinte profonde sur tout son entourage.

La découverte de cet entourage encore vivant et de la couronne de mots qui le relie — les feuillets du défunt —, fera entrevoir à Mundus tout l’éventail des existences qu’il aurait pu vivre pour ne pas s’éteindre avec ce sentiment aujourd’hui si répandu d’une vie gâchée ou à moitié consommée. L’on y verra l’austère érudit troquer ses habits élimés contre un costume chic et même (à son âge!) se mettre à fumer pour faire comme le spectre qu’il poursuit. Par mimétisme et débauche? Non. Pour ressentir enfin la joie vraie et sommaire de vivre — ainsi que l’amertume qui l’accompagne.

Les catastrophes du temps n’ont aucune part dans ce livre éternel et si jeune. Les innovations techniques dont on nous assomme non plus, sinon comme catalyseurs et outils d’un jeu d’échanges aussi vieux que le monde. Il nous rappelle, comme la ronde des saisons, que la vie réelle se déroule en-dessous, et au-delà, des images frénétiques dont nous nous enfumons l’esprit. Et que les questions qui nous minent jusqu’au tréfonds ne passent jamais par l’écran des nouvelles.


Le Nouvelliste, 30 mars 2011.

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