Les filles de l'ogre ont le sommeil profond
La divulgation massive, par WikiLeaks, de documents incriminant la diplomatie des États-Unis et leur conduite des guerres, était censée entraîner une profonde prise de conscience morale. Plutôt que d'un scoop, il s'agissait d’une avalanche de faits bruts venant étayer une thèse que l’on connaissait déjà: que les États-Unis sont le premier « État-voyou » de la planète et qu’ils sont — eux ou leurs satellites de l’OTAN — à l’origine des crimes de guerre les plus graves et les plus lourds de conséquences.
Les preuves fournies par le site de Julian Assange seraient-elles trop écrasantes pour ne pas faire crouler toute notre vision du monde? Quoi qu’il en soit, la révolution internet qu’il a engendrée s’est bornée à quelques coups d’éclat de hackers en défense de leur idole. Pendant ce temps, le grand business continuait as usual et les Occidentaux ouvraient en Libye, sans le moindre remous dans les opinions démocratiques, un nouveau front humanitaro-colonial. Ceci au terme d’une fulgurante cascade de « révolutions Facebook » — efficaces, celles-ci — derrière lesquelles on ne serait pas étonné, d’ici peu de temps, de découvrir la patte de la CIA.
J’entends d’ici les cris: « Conspirationniste! » D’accord. Mais est-il encore possible de croire à la candeur d’une puissance qui a dévasté l’Irak grâce au mensonge des armes de destruction massive, légalisé la torture et qui, hors micro, se moque cyniquement de la justice et du droit?
C’est impossible, bien entendu — c’est pourtant ce que l’on fait, pris que nous sommes dans la schizophrénie des filles de l’ogre: peu importe si papa sort dévorer de la chair humaine, pourvu qu’il vienne nous border dans notre lit chaud...
(Les sept filles de l'Ogre, découpage de Stéphanie M.)
L’unanimisme occidental s’est ainsi ressoudé autour du nouvel Hitler: Kadhafi. Toute réflexion sur les mobiles et les buts de cette nouvelle guerre est évacuée. Le débat sur la disproportion des fins et des moyens — par exemple: à partir de combien de civils tués, d’édifices détruits, les chefs de l’OTAN seraient-ils passibles de jugement? — est inexistant. L’information filtrant du terrain est maigre et stéréotypée. Qui favorise-t-on en Libye? De vagues « opposants », sans autres précisions. La présence d’Al-Qaida parmi les poulains de l’OTAN? A peine mentionnée. A mesure que nos moyens de connaissance se perfectionnent, nous acceptons d’en connaître toujours moins.
Mais c’est un autre paradoxe, en l’occurrence, qui trahit l'esprit de ce temps.
Vous souvenez-vous de la cour que nos dirigeants faisaient, hier encore, au dictateur de Tripoli? De l’obséquiosité de ces personnalités suisses qui en voulaient à Genève d’avoir voulu soumettre un potentat dégénéré à la loi commune? Les mêmes, aujourd’hui, veulent la guerre. Hier encore, il était politiquement incorrect de dénoncer Kadhafi; aujourd’hui, il est mal venu de se demander si une majorité réelle des Libyens approuvent les bombes qui tombent sur leur pays.
Cet unanimisme « dynamique », évoluant au gré des intérêts du moment, révèle non seulement la faillite morale de l’Occident aux yeux du monde, mais encore la maladie totalitaire qui nous mine de l’intérieur. Nous prônons la démocratie à coups de bombes, mais nous ne souffrons plus le pluralisme d’idées au sein de nos sociétés. La volonté de policer le monde au nom de valeurs plutôt que d'intérêts bruts impose au policier une certaine conduite. Que pèsent encore des valeurs illustrées de la sorte?
Le Matin Dimanche, 10 avril 2011.
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