St-Jean-de-la-Dixence
Au pied de la Grande-Dixence, une petite chapelle sans âge veille sur le mastodonte de béton.
Lorsqu’on lui a proposé un appartement confortable à Sion en échange de son ténébreux mazot, pépé Marcel s’est signé en ouvrant des yeux ahuris: «Mon Dieu, non!» Descendre dans la plaine? Exclu! Comme les Gaulois de Goscinny, pépé Marcel ne craignait rien au monde. Rien, sauf une chose: que le ciel lui tombe sur la tête! Lorsque ses descendants, exaspérés, l’ont pressé de s’expliquer, il a fini par lâcher le morceau: «Pour que les eaux me viennent dessus? Jamais!»
Sans doute avait-il, comme nombre de vieux Valaisans, été impressionné à vie par quelque reportage télévisé sur le grand barrage qu’on avait installé dans le Val des Dix. S’il venait à céder — à Dieu ne plaise ! —, la vallée entière, et jusqu’à St-Maurice, serait engloutie sous vingt ou trente mètres d’eau, expliquaient les journalistes qui aiment à en rajouter. Mais la population n’avait pas à craindre la noyade: rien que le souffle d’air précédant le déluge réduirait, paraît-il, les Sédunois à des êtres bidimensionnels, comme les hommes-crêpes d’Hiroshima. Pépé Marcel redoutait autant le grand barrage que les compagnons d’Astérix devaient redouter Bélénos et les légionnaires d’en face le dieu Jupiter…
De fait, même aux hommes d’aujourd’hui, le colosse — qui a pourtant perdu son titre de plus grand barrage au monde — a de quoi inspirer une terreur quasi religieuse. Pour l’éprouver, il suffit de remonter la vallée, depuis Mâche, et de guetter, tout au bout, l’apparition du grand tablier gris. A cinq kilomètres, il semble petit. A un kilomètre, on ne bronche pas, ayant perdu le sens des proportions. C’est seulement au pied de la muraille muette que l’on se demande comment des hommes ont pu ériger un monument si démesuré à la déesse Energie!
Un air de Grèce au cœur des Alpes
Pourtant c’est au pied de cette divinité alpestre que j’ai découvert l’un des oratoires les plus charmants et les plus poignants de ce canton! Au tiers à peu près de la montée du mur, cachée derrière cet HLM de chantier en tôle ondulée au look irrésistiblement «RDA» qui s’appelle aujourd’hui, non sans une ironie involontaire, «hôtel Ritz», se niche une simple petite chapelle de pierres nues dédiée à St Jean le Baptiste. Une plaque sobre nous apprend que cette maisonnette aux allures millénaires est presque neuve, pour ainsi dire contemporaine du barrage. Elle fut érigée au début des travaux, en 1931, par un homme pieux, M. Jean-Landry de Neuchâtel, lui-même ingénieur, qui la voua à son saint patron.
«Elle sert de gardienne et de fusible», me suis-je dit en l’apercevant. «Elle serait la première détruite si le barrage venait à céder.» En attendant, j’ai cru y voir comme un témoignage, et même un démenti. Surplombée par les cascades obliques du mur-force, elle semble l’antagonisme exact des intentions et des principes qui ont présidé à la construction du monstre. Au béton lisse, elle oppose ses pierres rugueuses, aux lignes droites l’arrondi délicieux de son absidiole et les voûtes romanes de son petit porche. A la soif de puissance humaine, incarnée ici par la discrète science hydraulique, ailleurs par l’irréversible folie nucléaire ou la pollution insensée des hydrocarbures, et qui, n’importe le procédé, conduira la planète à son apocalypse, elle oppose l’humilité d’un toit simple et bas. A l’ambition si moderne de dissiper toutes les ombres, de tout éclairer jusques et y compris le tréfonds de nos âmes, elle répond par le mystère d’une lumière chichement dosée à travers des fentes infimes. Notre prétention de tout envahir et de tout consommer, jusqu’à ces alpages immémoriaux qui ne nous avaient rien fait, elle la réfute par le simple désir d’embrasser et de préserver le peu d’espace et de chaleur qu’on lui a affecté.
A une vingtaine de mètres, j’ai soulevé mon appareil photo. On voyait d’elle le petit clocher et une charmante lucarne ronde, les lichens bariolant ses pierres irrégulières. Et à l’arrière-plan, tel un rideau de toile, ce mur sans visage, abstrait, hideux, qui nous tuera tous si les ingénieurs d’antan — dont le bon Jean Landry — ont fait une erreur de calcul. La vie éternelle, dans sa spontanéité organique, semblait narguer la géométrie moderne. En arrivant sur le terre-plein, l’impression fut encore plus nette: par son style, son esprit, ses proportions, ce n’était rien d’autre qu’une de ces innombrables chapelles grecques qui ornent les promontoires de la mer Egée. Une couche de chaux bien blanche, un peu de bleu sur le pourtour des orifices, et le dépaysement était total!
Quand la force était encore soumise à l’esprit
C’est à ce moment précis que je me suis souvenu d’une observation surprenante de Pierre Legendre, le juriste érudit qui étudie depuis des décennies les «zones aveugles» de la conscience occidentale. Dans son film documentaire sur «L’empire du Management», produit par Arte, Legendre ne voyait que deux exceptions, dans le monde actuel, à l’emprise du nivellement par la trivialité induit par la société de consommation. C’étaient, selon lui, les puissantes traditions spirituelles qui irriguent encore la vie d’entreprise au Japon, et… la révérence faite au surnaturel par l’Etat grec au travers de son Eglise!
On y voyait le transport de la Sainte Flamme — qui naît spontanément la nuit de Pâques sur le tombeau du Christ — de Jérusalem à Athènes, sous l’escorte et la vénération de tout l’appareil civil et millénaire de cet Etat-membre de l’UE. Le dernier reliquat de la transcendance chrétienne dans les institutions sécularisées de l’Europe d’aujourd’hui!
Assis sur le banc de pierre devant la chapelle à Jean Landry, je songeais que ce même esprit de soumission de l’humain et du transitoire au divin et à l’éternel animait encore les bâtisseurs de la Grande-Dixence. Avant d’enrégimenter les eaux, ils avaient veillé à construire une chapelle sur les lieux du sacrifice. A leurs yeux, le besoin de grandeur de l’homme connaissait encore des limites, qu’il s’agissait de rappeler en tous lieux, même en celui-là. Où irons-nous sans ce dernier frein?
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