In memoriam Pierre-Marie Gallois
A 99 ans et un été, le général Pierre-Marie Gallois nous a quittés avant-hier, le 23 août. Quoi que l’on pense de son action et de ses idées, le concepteur de la dissuasion nucléaire française aura eu une influence considérable sur l’histoire de son pays. Il avait été aviateur, décorateur, peintre, aventurier, inventeur. Au sortir de la guerre, il parvint à rafler, sous le nez des Américains, les ingénieurs aéronautiques allemands qui allaient plus tard concevoir le « Caravelle ». Il crut, contre tous, à l’aile en delta et finit par susciter le « Mirage »… Vers la fin de sa vie, il repeignit en trompe-l’œil, perché sur un échafaudage, les façades de sa cour d’immeubles. Que n’a-t-il pas fait durant son siècle ?
J’ai eu le privilège immense de travailler avec lui sur plusieurs projets de livres. J’ai découvert l’esprit le plus clair, le plus ordonné et le plus juvénile qu’il m’eût été donné de rencontrer. L’intensité de sa vie, l’étendue de ses connaissances et de ses talents, la jeunesse éternelle de son esprit m’avaient ébloui. En même temps que ses idées sur la stratégie et la géopolitique, son rationalisme froid, me troublaient.
(Le général Gallois dans son bureau, novembre 2004. Photo SD.)
Il me peine de penser qu’il quitta ce monde, où il était entré comme dans une fête, dans l’amertume et la déception. La France qu’il avait servie aux côtés de de Gaulle, à ses yeux, n’existait plus. Il était définitivement altéré, tiers-mondisé, veule et décomposé. Le centre du monde n’était plus à Paris, constatait-il, mais quelque part du côté de la Chine. Le soleil se lève à l’Est, avait-il pris coutume de rappeler, en ajoutant sombrement : « et un jour il y restera ».
Sa vie avait été un témoignage parfait sur les lumières et les ombres de son temps, mais aussi sur ses paradoxes meurtriers. Un soir de juin 2003, en sortant de chez lui, j’avais consigné quelques instants étincelants de ce livre d’histoire qu’était devenue sa mémoire. Puissent-ils nous rappeler la grandeur et l’originalité de ce destin…
19.6.2003.
Le général Gallois, 93 ans, dans son vaste appartement couvert de trompe-l’œil, rue Rembrandt…
Merveilleux homme ! Cette patience, cette bonté. Et pourtant, j’étais paralysé, ce matin, lorsqu’il m’a montré les plans de vol de toutes ses missions sur l’Allemagne. Des dizaines de dossiers, soigneusement rangés, avec les cartes sur lesquelles, en vol, il collait des illustrations loufoques ou faisait des dessins humoristiques ! (Transmises ensuite par son supérieur « plus haut », parce que les pilotes adoraient…)
Sur le plan de la mission Kiel, une caricature de Bomber Harris…
Et puis : Cologne, Duisbourg, Caen, les bases V-2, et j’en oublie… Aucun remords. Affaire technique, dirait-on. Sur le même ton, m’a expliqué l’intérêt qu’a suscité en lui la bombe d’Hiroshima : protéger la France à peu de frais, après tant d’humiliations. Veillée par les sous-marins : « Elle n’avait plus à défendre son territoire à partir de la ligne bleue des Vosges, en y exposant la poitrine de ses citoyens, mais à partir des océans et à l’aide d’une petite équipe de spécialistes — 150 hommes par sous-marin — capables à distance d’exercer des ravages considérables et par conséquent de faire respecter mon pays. » Que redire à cette logique pure comme la lumière ?
Sa crainte en vol ? Les collisions entre amis. 400 avions à 400 km/h, volant de nuit, tous feux éteints, à 30 m les uns des autres !
De retour à la base, il décorait le mess — en trompe-l’œil, bien entendu ! — avec des fresques représentant Paris. La Tour, les grands boulevards, les enseignes lumineuses, les élégantes à caniches… Et puis le café « chez Catherine », reproduit comme à Cinecittà ! « Je travaillais de mémoire. Les copains se rassemblaient, confrontaient leurs souvenirs : là, il y avait quatre étages, non, trois. Là, telle enseigne… » Remède au mal du pays !
Plus j’y pense, plus il me semble que le mal moderne est une force impassible qui se sert des hommes comme d’instruments inertes. Une météo mauvaise, en somme. Même sentiment qu’en 99, en songeant aux pilotes de l’OTAN. Ce sont des intempéries où les grêlons mortels sont… des hommes. Comment définir la responsabilité personnelle dans une mission de la RAF en 44 ? Nous traversons ces flammes comme un songe. Si nous sommes en bas plutôt qu’en haut, il nous faut périr, et puis voilà…
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