mercredi 25 avril 2007

Conflits balkaniques et ingérences occidentales


Préjugés nationaux et religieux : et si l’on se tendait un miroir?

Allocution improvisée à la conférence internationale NATIONALISMES ET RELIGIONS DANS LES BALKANS OCCIDENTAUX lundi 15 janvier 2007, Palais du Luxembourg. Conférence organisée par l'Association pour la concorde civile et la fraternité dans les Balkans et la Fondation Robert Schuman.

J’ai décidé de modifier quelque peu le sujet de mon exposé, notamment en raison de l’entretien que j’ai eu, hier soir, avec mon voisin de tribune [1], et à qui beaucoup de choses auraient dû m’opposer. Ce ne fut pas vraiment le cas, en tout cas pas sur certains points et je crois que ces points-là peuvent être les plus intéressants pour un public qui n’est pas impliqué dans les conflits yougoslaves.
Ce que je veux dire par là, c’est que je n’entends pas entrer de nouveau dans la ronde du chien et du chat ex-yougoslaves, qui se pourchassent en criant « ce n’est pas moi, c’est l’autre ». C’est un jeu assez stérile mais un jeu qui a été fort commode, à l’étranger, lorsqu’il s’est agi de réduire cette affaire à une sorte de macédoine, de maelström, de massacre mutuel, où celui qui prononce le mot massacre, maelström, macédoine, évoquant cette incompréhensible confusion, est en même temps celui qui juge autrui comme un sauvage.
L’approche des conflits balkaniques est marquée, pour une partie, par ce que Samuel Huntington appelle le conflit des civilisations. Il y a quelque chose là-bas que l’on ne comprend pas et que l’on trouve conflictuel avec ses propres valeurs tout en reconnaissant, par ailleurs, que ces gens-là sont comme nous ; et Monsieur Froment-Meurice a eu raison de préciser qu’en effet ces régions font partie de l’Europe. Bien plus : elles sont plus proches de cet épicentre de la civilisation européenne qu’est la Grèce, que ces terres franques, pictes, wisigothes, que sont la France, la Grande-Bretagne ou l’Espagne.
La civilisation, ce n’est pas l’Union européenne qui l’apporte dans les Balkans ; historiquement et géographiquement, ce sont plutôt les Balkans qui l’apportent à l’Union européenne.
Il est intéressant d’examiner de ce point de vue-là, inversé, les facteurs nationaux et religieux, c’est-à-dire idéologiques, dans la mesure où nous laissons de côté cette part de la religion qui est la recherche personnelle d’une révélation et d’un salut. Si nous exceptons l’aspect personnel, individuel et mystérieux de ce qu’est la religion, nous pouvons parfaitement réduire — et la sociologie le fait très bien — une religion à une détermination et à une vision du monde idéologiques, c’est-à-dire une manière de dire « le monde est tel ».
La religion donne, a priori, une idée du monde, et notre vision des Balkans dépend grandement elle aussi d’un a priori. Moi-même, je suis citoyen suisse ; j’ai été éduqué dans les collèges catholiques, je sors d’une des plus vieilles écoles de l’Europe latine, le Lycée de Saint-Maurice, où j’ai été formé à la pensée thomiste ainsi qu’aux pensées qui ont ensuite dépassé ou réfuté la pensée thomiste. D’ici, nous voyons dans ces régions — les Balkans — une part de civilisation, de formidables écrivains, de la poésie, de l’art et en même temps une part de barbarie lorsqu’on aborde régions d’un point de vue politique.
Je ne veux pas vous assommer avec de la philosophie. Mais l’on trouve dans les Remarques sur le « Rameau d’Or » de Frazer, de Ludwig Wittgenstein, une observation extrêmement éclairante. Frazer, c’était, comme vous le savez, cet Anglais incroyable qui a compilé dans le « Rameau d’Or » l’ensemble des rites et des coutumes des peuplades encore soumises à la superstition religieuse de son temps à la fin du XIXe siècle. Par cette œuvre, les Anglais ont estimé faire une grande œuvre de civilisation, en montrant comment tous ces peuples, avant d’accéder à la civilisation, étaient perclus de croyances absolument aberrantes.
Wittgenstein dit précisément ceci sur la méthode de Frazer : « la manière dont Frazer expose les conceptions magiques et religieuses des hommes n’est pas satisfaisante. Elle fait apparaître ces conceptions comme des erreurs. L’idée même de vouloir expliquer un usage me semble un échec. Tout ce que Frazer fait consiste à le rendre vraisemblable pour des hommes qui pensent de façon semblable à lui. Il est très remarquable que tous ces usages soient, au bout du compte, présentés pour ainsi dire comme des stupidités, mais jamais il ne devient vraisemblable que les hommes fassent tout cela par pure stupidité ».
C’est exactement le problème que nous avons lorsque nous considérons le Balkaniques. S’ils se comportent vraiment de la manière dont les médias et l’opinion commune en Occident les présentent, ils ne peuvent pas avoir produit le Pont sur la Drina, les films de Kusturica ; ils ne peuvent pas avoir produit une grande littérature ; ils ne peuvent pas avoir été tels que les essayistes français, par exemple, les avaient présentés avant que ne surviennent ces conflits. Il y avait une appréciation positive de ces gens et de leur civilisation dans l’Europe du temps des nations, de Goethe et Lamartine à M. Clemenceau ou Rebecca West.
Si aujourd’hui, nous avons tellement de démêlés avec le nationalisme balkanique, c’est aussi parce que ces identités, ces ferments d’identités nationales sont en très grande partie une exportation française.
Si nous prenons, par exemple, quelque chose que je connais bien, encore que je pourrais aussi connaître l’autre côté puisque je suis d’origine serbo-croate, l’identité serbe qui est façonnée de manière très originale par un amalgame entre conscience ethnique et conscience religieuse. Cette identité n’entre pas dans la « serbité » ou la « serbitude » que les Français et leurs médiateurs dans les Balkans ont contribué à façonner.
Nous avons imputé les projets d’expansion serbe à un document du XIXe siècle, le « Natchertaniyé », le « Projet », qui est en quelque sorte la feuille de route de la grande Serbie. Cette feuille de route a essentiellement été rédigée par un tchèque, František Zach, en collaboration avec l’émigration nationaliste polonaise, le Comte Czartorisky qui était à Paris, et évidemment avec l’approbation plénière de la France, pour des raisons qui étaient les siennes, à l’époque.
Le Parti radical de l’époque qui a gouverné la Serbie sous la dynastie des Karageorges, a été décalqué sur le Parti radical socialiste français. Il y a dans la manière dont aujourd’hui l’Europe règle ses comptes avec le nationalisme balkanique une sorte de polémique avec soi-même ou avec ses enfants. Encore que la notion d’enfant me semble justement problématique. Les peuples balkaniques ne sont pas les enfants des Français, des Allemands ou d’autres ; ils sont les enfants de leurs pères ; ils sont les enfants de nations, de communautés, qui ont eu une histoire à part, différente de celle que nous avons ici et qu’il est difficile aujourd’hui ici d’intégrer dans une vision du monde.
Si vous voulez des illustrations de cette manière inéquitable de regarder ces populations, je vais vous en donner deux qui sont contemporaines ou en tout cas récentes. On pourrait aussi en donner dans ce qui se passe aujourd’hui.
D’abord, c’est la dislocation de la Yougoslavie. En 1991, suite aux événements que nous connaissons et qui restent encore à élucider, deux républiques proclament leur sécession et la Yougoslavie titiste héritée de la Yougoslavie du Roi Alexandre, donc de l’État créé par Versailles, disparaît de fait. Au moment où cela se passe, ces sécessions sont reconnues avec une hâte qu’on n’avait non seulement jamais vue, mais une hâte que l’on n’a plus jamais revue depuis, c’est-à-dire que plus jamais l’on aura connu de sécessions en Europe (sauf, potentiellement, celle du Kosovo qui s’avère un problème diplomatique épineux, mais qu’on aborde avec la même partialité que les sécessions slovène et croate).
L’État yougoslave avec sa constitution certes titiste mais qui était internationalement reconnue jusque-là, avait une procédure constitutionnelle certes alambiquée, mais qui permettait le détachement, la sécession de républiques sur le mode du consensus. C’est compliqué, ce n’est pas efficace, mais c’est quand même une Constitution.
Cette Constitution, justement personne ne l’a invoquée au temps de la crise, en disant : « Vous avez votre Constitution, débrouillez-vous entre vous ». On a vu plutôt des protecteurs se rassembler pour défendre les intérêts des uns ou des autres. Ainsi, a-t-on nommé une commission d’arbitrage, la commission Badinter, qui, pour la première fois dans l’histoire des relations diplomatiques, a donné la préséance à une sécession sur l’État existant. On n’a plus jamais fait cela.
Vous imaginez le désordre que l’extension de cette jurisprudence aurait créé avec les Basques par exemple, les Abkhases, les Ossètes ou les Kurdes. Nous avons estimé que les Yougoslaves étaient des enfants à qui l’on a prêté un certain temps une Constitution démocratique ou pseudo-démocratique, et chez qui l’on a toléré un régime absolument sanguinaire comme l’a relevé Monsieur Sunić, sans du reste jamais reprocher à Tito ses féroces répressions. Lorsque le régime titiste s’est effondré, l’on a repris aux « Balkaniques » leurs acquis démocratiques ou pseudo-démocratiques et puis l’on s’est mêlé, de l’extérieur, de résoudre d’une manière volontariste le sort de ces gens.
L’autre exemple que j’évoquerai rapidement m’est inspiré par une remarque qu’a faite tout à l’heure Madame Jasna Samić. Elle a dit : le premier Président de la Bosnie-Herzégovine, Monsieur Izetbegović, est un cas isolé dans la société bosniaque d’avant ce conflit. En effet, c’est quand même curieux qu’un cas isolé qui était, on le sait par sa biographie, extrêmement solitaire dans son milieu, le milieu musulman bosniaque qui est plutôt éloigné d’un islam radical, devienne Président.
Nous savons, car il existe des études extrêmement sérieuses là-dessus, qu’il y a eu des pressions extérieures pour que, d’une part, cette tendance-là, qui est une tendance fondamentaliste, vienne au pouvoir en Bosnie, au détriment de la tendance affairiste et plutôt pro-yougoslave d’un certain Fikret Abdić qui a été écarté de la scène. Ceci a été argumenté dans un livre de Jürgen Elsässer intitulé Comment le Djihad est arrivé en Europe. Les États-Unis ont transplanté en Bosnie l’appareil du « Containment » antisoviétique qui agissait en Afghanistan sous les ordres de Monsieur Oussama Ben Laden, et ce avec livraisons d’armes et importation massive de Moudjahidin. Ce n’était certainement pas une manière de susciter le dialogue et la paix entre ces nations. C’était fait pour susciter le conflit et ensuite pouvoir dire : « regardez comment ils sont ! »
Je le répète, en toute bienveillance, me considérant moi-même comme un Européen — dans la mesure où un Suisse peut l’être — : tant qu’on ne reconnaîtra pas la désinvolture des ingérences extérieures dans les affaires des Balkans, il n’y aura pas de paix dans cette région et nous pourrons à l’infini continuer d’inviter des orateurs qui débattront de leurs conflits mutuels, de leurs différences, de leurs culpabilités multiples ; et continuer de façonner cette région avec une arrogance que l’on n’ose plus se permettre en Afrique parce que l’on a le complexe de l’homme blanc, tandis que là, les colonisés sont des blancs…
Enfin, pour étayer ce que je viens de vous dire, je vous donne un exemple que je n’ai pas eu la présence d’esprit d’apporter ici puisque j’ai changé le thème de mon exposé au dernier moment. En 1991, j’avais écrit au directeur du Monde pour lui signaler une erreur de fait dans un article, une erreur historique tout à fait patente que l’on pouvait corriger à l’aide de l’Encyclopædia Universalis. En guise de réponse et sans autre commentaire, le directeur du Monde m’a renvoyé une caricature de Plantu montrant des gens dans des tenues balkaniques qui font la ronde des persécutions mutuelles. L’un tient le pistolet sur la tempe d’un autre qui est en train d’égorger un troisième en disant « t’as tué ma mère, t’as tué mon frère » et il y avait juste un petit mot du genre : « on vous connaît ».
Non, on ne vous connaît pas, et c’est pour cela que votre ronde est condamnée à se poursuivre.

[1] Tomislav Sunić, universitaire et diplomate croato-américain.

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